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Premier vendredi du mois de ramadan 114 de l’hégire
Demain une grande bataille noiera la terre sous un flot rouge et
gluant. Des bottes et des sabots ferrés mélangeront la glaise et le sang
en une boue putride. Déjà la vermine souterraine se régale du festin à
venir. Dans les arbres, les corbeaux se rassemblent. Des bosquets
montent les hurlements des loups. La mort a une odeur qui la précède.
Amir Al-Asam, représentant du Calife de Bagdad, regarde la multitude de
feux qui illumine la plaine. Derrière les collines, le camp ennemi doit
lui aussi résonner de ces murmures, chants et prières qui forment le
prélude à chaque affrontement de masse. Parfois, le rire suraigu d’une
de ces femmes et concubines qui marche avec l’armée perce cette rumeur
aux accents graves. Un dernier plaisir rapide dans l’intimité d’un
buisson ou d’une tente pour les plus riches pour oublier l’effroi du
fracas des armes à venir.
Amir sait qu’une victoire de ceux qu’il
accompagne ne sert pas les desseins de son peuple. Ni à court ni à
moyen terme. Ces guerriers musulmans vont mettre en péril toute leur
superbe civilisation s’ils ne renoncent pas. Ces conquérants doivent
arrêter ici leur irrésistible progression. Leur empire a atteint son
expansion maximale et aller plus avant lui ferait perdre un équilibre
déjà précaire. Or l’intérêt des siens est encore lié à celui de l’islam.
Le représentant du Calife serre entre ses doigts un bijou que
retient une lourde chaine autour de son cou. Un triangle de basalte et
d’or dont la partie supérieure brille quelques instants à la lueur d’une
lune qu’engloutissent les nuages. Sa décision est prise, irrévocable.
L’homme s’enfonce dans une nuit maintenant totale en direction du
campement des guerriers de Francie.
À l’aube du 25 octobre 732
selon le calendrier catholique, Charles bientôt surnommé Martel
affrontera les troupes omeyyades au nord de Poitiers.
(Texte original publié le 4 janvier 2019)
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