Une vague de chaleur humide balaye la
cabine.
Un steward vient de faire coulisser la
porte avant de l’avion. J’ouvre un œil. Quelle heure ? Une heure trente du
matin. Quelle heure absurde pour se poser. Pour se poser où déjà ?
Dès que je mets le pied hors du Boeing 737,
le choc thermique me frappe encore plus rudement. Dire que nous sommes en
hiver.
Un antique escabeau grince sous mes pas.
La nuit m’emprisonne dès le haut des marches. Une lune décroissante déverse son
inexistante clarté sur le tarmac. Je bâille en regrettant mes lunettes de
vision nocturne.
Quelques lucioles incandescentes rougeoient
au pied de l’avion. Soudain une bulle de lumière brise la noirceur ambiante, un
militaire allume une cigarette avec son briquet. J’espère que le personnel
d’escale ne fera le plein de l’appareil qu’à l’aube, sinon cette réunion de
fumeurs anonymes pourrait nous précipiter par delà la porte des enfers.
J’aurais préféré l’accueil d’hôtesses aux
seins arrogants et à la croupe charnue, mais je pense que je vais devoir me
contenter de ces conduits de cheminée aux uniformes bariolés. C’est fou ce qu’un
treillis parait moins sexy qu’une jupe étroite, même dans la plus profonde des
nuits.
L’aérogare nous attend de l’autre côté
de la piste. Billet retour pour les années 70. J’ignorais que certaines
villes de province avaient démonté les leurs pour les revendre sous ces
latitudes. Soyons positifs, l’intérieur du bâtiment est éclairé. Direction
donc… l’Aeroporto Internaçionnal Osvaldo Vieira, à en croire les néons bleutés qui
serpentent sur la façade.
Un douanier, l’air absent, contrôle mon bagage.
Juste derrière lui, la zone commerciale de l’aérogare ne m’attend pas. Un kiosque
à souvenirs aux vitrines surchargées de la spécialité locale, des bouteilles
d’eau colorée, et un duty free de 20 mètres carrés
vendant cigarettes et alcools, sont bel et bien fermés à cette heure. Je pensais
qu’il n’y avait que la Corée
du Nord pour minimiser de la sorte. Non, soyons honnêtes, là-bas il n’y a rien.
Quelques personnes trainent au bar. Un
jeune couple discute un verre à la main. Ils regardent autour d’eux, leurs yeux
grands ouverts. Routards ou membres d’une ONG effectuant leur première mission,
ils goutent cet environnement exotique avec un délice virginal. Ils devraient
se méfier, la première fois est rarement la meilleure.
À côté d’eux, un costaud attire mon
attention. La cinquantaine massive, grand, blond aux cheveux courts, l’homme possède
la laideur caractéristique de ces mercenaires germanophiles omniprésents dans
tous les mauvais coups du continent. Un visage glabre au menton proéminent complète
à merveille ce personnage digne lui aussi d’un film des années 70.
Sa main droite agite à dessein un verre devant
lui. Ce mouvement, comme celui d’un prestidigitateur, capte les éventuels
regards égarés. Dans l’ombre, la gauche joue avec son téléphone. L’homme photographie
tous ceux qui débarquent. Grand reporter ou barbouze ?
Une place se libère à côté de lui, j’en
aurai le cœur net. J’ai bien le temps de m’accorder un whisky. J’ai la bouche
pâteuse et aucune poupée ne m’attend ce soir.
Je m’approche quand je remarque un surprenant
détail vestimentaire. Sous une veste en toile épaisse d’un crème assez terne,
il porte un pantalon sombre bien plus élégant.
— Oh, excusez-moi señor, bafouille
un homme qui me bouscule et fait tomber son sac dans mes jambes, je suis
vraiment désolé, la fatigue du vol.
Ce jeune cubain à la peau mate et aux
petits yeux avait déjà l’air perdu à l’embarquement à Casablanca.
— Il y a quelques heures encore, j’étais
à La Havane. Le
décalage ne me réussit jamais dans ce sens-là. Comme l’avion en général d’ailleurs,
chuchote-t-il sur le ton de la confidence. Arnolfo Cruz, puis-je vous offrir un
verre pour me faire pardonner mon manque d’attention ?
— Jo Drake, trop aimable.
Je relève les yeux vers le bar. Mon homme
ne s’y trouve plus. Les portes extérieures de l’aérogare se referment sur une
ombre. Mon photographe ne s’est guère attardé.
— Mais une autre fois peut-être, il
se fait tard pour moi aussi, terminè-je en plantant là le Sud-américain.
— Bissau n’est pas bien vaste. À
une prochaine, señor Drake, lance-t-il alors que je m’éloigne.
Dehors, aucune trace du grand blond au
pantalon noir. De nombreux taxis, des Mercedes bleues et blanches à peine plus
jeunes que l’aérogare, stationnent en file indienne. Je pourrais questionner leurs
chauffeurs sur le bonhomme, mais ils paraissent accorder plus d’importance au
lavage de leur automobile qu’à l’animation créée par cette arrivée nocturne.
Point de miracle à espérer de ce côté-là, j’abandonne cette chimère.
Devant moi, un de ces véhicules déjà
rutilant patiente. Son propriétaire parcourt un quotidien appuyé contre une
aile.
— Tu ne cherches pas pour un
arriver-payer non ? me demande-t-il en me voyant approcher. Si c’est ça, va chez
un collègue, je ne fais pas moi.
Quelques coupures vertes pliées entre
mes doigts le rassurent. Il jette négligemment le journal sur le siège passager,
dépose mon bagage dans le coffre et referme la portière sur moi. À peine ai-je le
temps de me caler que l’engin démarre en trombe. Quelques dizaines de mètres plus
tard, nous plongeons dans une obscurité totale.
Le conducteur, un jeune homme sec comme
un bambou qui aurait trouvé des lunettes, m’abreuve dans la seconde de sa
conversation. Le sujet à la mode, les dissensions au sein du comité d’organisation
de la prochaine Coupe d’Afrique des Nations.
— Tu imagines, dis ! Ils veulent
nous exclure. Foi de Dieu, les Lycaons n’ont ni la rage ni la fièvre
hémorragique. S’ils ne le voient pas, on va leur offrir des lunettes
pharmaceutiques.
Toujours cette même question, le
maintien des matchs avec les équipes des pays potentiellement atteints.
— Je te le dis visa, ils ont peur de
nous, c’est blanc.
Mon chauffeur se retourne. Ses yeux me
fixent pendant que les miens s’écarquillent pour percer la nuit au-dessus de
son épaule. Saint Christophe doit avoir pris cet homme en affection, car pour l’instant
tout va bien.
— Je science moi. Tu veux mon avis...
Se retenir de lui dire non, sauf à
vouloir finir le trajet à pied. De toute façon, l’ombre filiforme n’attend pas
ma réponse.
— Ils savent bien que nos Lycaons
sont fiers et honnêtes. Que rien ne les arrêtera, même pas le plus important
des bore sare. Alors tous ces grands messieurs pourris d’argent s’inquiètent
pour leurs équipes.
Pendant qu’il continue son monologue, les
phares de la berline allemande brisent les ténèbres qui ont englouti le paysage
environnant. L’aéroport se trouve pourtant aux portes de la ville. Des ombres
floues de hangars et de cases alternent dans des rues vides de toute lumière.
À plusieurs reprises, des groupes de
soldats émergent de la nuit. Ils nous regardent passer, les mains posées sur
leurs armes. Très vite, seul le bout rougeoyant de leurs marlboros sénégalaises
demeure visible.
Mon chauffard ne parait pas les remarquer
et ne ralentit ni sa Mercedes ni son flot de paroles.
A
suivre... dans BONS BAISERS DE BISSAU
(à paraitre mi novembre 2017 sur amazon.fr)
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