La porte s’efface et le bruit devient
assourdissant. Un souffle d’air glacé balaye l’intérieur de la soute. Je fixe
Elias à travers mon masque avant de hurler :
— Avant laudes !
« Avant laudes ! » Lequel de nous
deux avait-il inventé ce cri de guerre ? Lui, si je me souviens bien, après ma fameuse
nuit dans la cathédrale Saint Jean-Baptiste. « Les laudes sanglantes »,
comme le service avait baptisé cette opération à postériori.
Cette fameuse nuit, la Bête avait-elle
vraiment cru trouver refuge et protection dans le bâtiment ? Des chevaliers du
Moyen Age auraient peut-être respecté ce lieu
sanctifié. Quoique. Au vu de la démence de ses crimes, la question aurait pu se
poser. Peu m’importa, je n’étais pas chevalier.
J’aurais traqué l’infâme n’importe où. Je voulais la
renvoyer dans un quelconque de ces milliers d’enfer par-delà les limbes. Là, des flammes attisées par le
cri de ses dizaines de victimes l’auraient dévorée jusqu’à la fin des temps.
Les tempes battantes, je franchis le seuil de
l’église. Quelques cierges oubliés en brisaient la noirceur profonde. Leurs
lueurs donnaient à l’ensemble des dimensions surnaturelles. Des clartés mouvantes
démasquaient des images saintes qui regardaient sans la voir la scène de notre futur
combat. Aucun secours à attendre de leur part, ni pour elle ni pour moi.
Une ombre passa devant le chœur. À cette
heure où prêtres et autres grenouilles coutumières des lieux dormaient sur leurs
deux oreilles, il n’avait pu s’agir que de ma proie. La lumière divine de
binoculaires infrarouges m’aurait bien aidé, mais la découverte récente d’une nouvelle
assemblée macabre et la poursuite jusqu’ici de l’abomination qui l’avait créée m’avaient
pris au dépourvu. Un Beretta et un chargeur supplémentaire dans mon holster, voilà
tout ce dont je disposais.
Un bruit sec sur ma droite. Une serrure avait
craqué, mais refusait de se mouvoir. La créature immonde cherchait une sortie
et n’en trouvait pas. Si depuis longtemps la foi m’avait abandonné, je croyais encore
en la justice surtout quand comme à cet instant elle semblait vouloir me
soutenir.
La porte principale ouvrait vers l’intérieur.
Aménagement permettant de pénétrer plus aisément dans la maison de Dieu, mais
peu respectueux des règles de sécurité. Qu’importe, ici Il veillait sur la sureté
de ses ouailles. Ce soir-là, cette entorse m’arrangea. Saint Jean-Baptiste,
fermez vos yeux ! pensai-je tout en renversant la lourde armoire à missels sur
l’entrée. Voilà qui allait empêcher toute sortie.
L’exorcisme put débuter !
Le lieu était vaste, se prêtant à l’affut plus
qu’à une battue, surtout pour un chasseur solitaire. La chaire sur ma droite offrait
un incomparable point de vue sur l’ensemble de la nef. Je n’y ferai pas de
prêches, mais peut-être y obtiendrai-je la vérité sur la position de cette âme
damnée.
Accroupi, je me déplaçai jusqu’à l’escalier.
Une dizaine de degrés du plus beau style gothique, autant de potentiels avertisseurs
sonores. J’espérai que les fidèles s’étaient montrés généreux et que ce bois fût
aussi bien nourri qu’un curé de campagne. Mon pied se posa délicatement sur la
première marche. Rien. La deuxième demeura silencieuse. Soyez bénis chers
paroissiens, pensai-je quand un grincement envahit l’espace. Ce bruit terrible s’était
soudain déchainé au-dessus de moi. Par un de ces mystères qui font le charme de
ces constructions anciennes, mon poids avait fait jaillir de l’abat-voix un
grondement semblable à celui d’une des cloches majeures de la cathédrale.
Immédiatement un orage éclata et une iconoclaste
grêle de plomb martela la cuve de la chaire. Au pied d’une imposante colonne, les
éclairs d’un pistolet mitrailleur déchiraient la nuit. Sans réfléchir, je plongeai
et rampai sur une bonne partie de l’espace me séparant du pilier. Trop tard ! Je
n’entrevis qu’une ombre mouvante se fondant dans la masse obscure pour y
disparaitre.
Puis le temps s’était écoulé. Plus rien n’avait
bougé mis à part la trotteuse de ma montre. L’horreur sombre avait tout à
gagner de cette immobilité. Avec le jour, elle pourrait se servir des premiers
paroissiens comme boucliers humains.
Au bout d’un nombre impressionnant de
rotations de l’aiguille, n’y tenant plus je me décidai à passer à l’action. À
peine commençai-je à me déplacer, qu’une nouvelle rafale avait troué la nuit.
Des étincelles m’avaient talonné à moins d’un mètre de distance quand, dans un
écart désespéré, je plongeai de côté dans un recoin d’obscurité.
Avant de m’écraser au sol, j’eus le temps de localiser
les flammes de l’arme. La Bête m’arrosait de son venin mortel depuis la galerie
supérieure de la nef. Je l’avais imaginé cherchant refuge dans les profondeurs
de la crypte, elle avait choisi de s’élever. Les voies du Malin étaient impénétrables,
elles aussi.
L’escalier d’accès était sur ma droite,
caché entre deux piliers de pierre, caché et abrité entre ces deux piliers de
pierre. Mon arme fendant la nuit tel un éperon, je m’y engouffrai et grimpai les marches quatre par
quatre. Plus le temps de finasser, dehors le ciel colorait les vitraux.
Au moment de déboucher sur la galerie, une
rafale avait déferlé dans un tourbillon sonore. Les balles fracassèrent des
bancs proches de la porte d’entrée. Quelqu’un déjà ? J’abandonnai toutes réflexions.
J’alignai l’endroit d’où avaient surgi les dernières flammes. Nouvelle rafale,
plus de doute, je pressai la détente. Une fois, deux fois, trois fois, l’arme se
tut. Quatre fois, cinq fois, un objet métallique rebondit sur le sol, un étage
plus bas.
La Bête avait perdu ses griffes. Probablement
blessée, morte avec un peu de chance. Pas le temps d’attendre des certitudes,
je devais dévorer l’instant. Je fonçai contournant le chœur pour la rejoindre
sur la galerie opposée. J’allais imposer une absolution définitive à cette
abomination. Tout en courant, je changeai de chargeur. Avec sept munitions, le
Beretta savait rester discret sous un smoking, toutefois il manquait
cruellement de vocabulaire pour servir un ange exterminateur.
Soudain une ombre se découpa dans le passage.
Elle se précipitait dans ma direction. Une hésitation, elle venait de
m’apercevoir. Mon chargeur n’était pas en place, loin de là. Tant pis, j’y
renonçai, la balle engagée dans le canon suffirait. Le chargeur inutile rebondit
sur le sol pendant que je pointai mon automatique vers la forme floue. M’ignorant,
elle monta sur la balustrade et sauta, essayant d’atteindre le lustre
gigantesque qui surplombait le chœur. Elle pensait m’échapper, mais mon arme
dévia et suivit son vol. Les serres de l’infernale harpie saisirent l’impressionnante
couronne de fer. À cette distance je n’aurais pas pu rater la nuque qu’elle m’offrît
de manière incompréhensible en sacrifice. La terreur irréfléchie de la créature
sans défense, probablement.
Dans une série de craquements violents,
plusieurs câbles soutenant le cercle de lumière se rompirent sous le poids de
la Bête monstrueuse. La structure pivota autour de son axe projetant la
sinistre chose devenue pantin dans les airs. Son vol ne dura guère. Très vite, elle
embrassa la foi sous sa forme la plus symbolique, Jésus crucifié sur la croix.
Un baiser définitif.
Au lever du jour, un cri effrayant résonna
sous les croisées de la cathédrale, celui d’une vieille dame découvrant l’autel
noyé dans une mare de sang. Terrifiantes laudes pour la bigote !
Lorsque l’homme avait percuté la statue de marbre et
bronze, les épines de la couronne avaient transpercé son cou. Désormais il
était accroché sur cette sculpture géante pareil à un animal sur un croc dans
un abattoir. Une fin presque risible pour celui que les journaux
avaient surnommé le boucher du Hampshire.
— Avant laudes, hurle Elias à son tour en
faisant ok de la main et sautant dans le vide.
Je le suis sans attendre. Neuf-mille mètres
de chute, si j’en crois l’information donnée par le pilote quelques instants
plus tôt.
A
suivre... vendredi prochain
Jo Drake est le personnage principal de "BONS BAISERS DE BISSAU", mon prochain roman (à paraitre courant novembre 2017).
Découvrez aussi sa précédente aventure sur mon blog "Les femmes l'aiment Macho"
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