mercredi 16 août 2017

"Vert anglais" 3/4, une nouvelle de SASSA



Nous l’évitons à l’ultime seconde par la droite pendant que la police décide de prendre à gauche. Je crains qu’ils regrettent ce choix à l’issue de leur dépassement.

Usant de toute la puissance du freinage de notre carrosse, nous abandonnons une grande partie de la gomme de nos quatre pneus sur le goudron. Si dans cette somptueuse décapotable, les chevaux se montrent élégamment discrets, les disques sont diablement efficaces et nous projettent contre nos ceintures. Au dernier instant, relâchant le tout, Duncan joue du frein à main pour nous placer perpendiculairement à la route. À l’ultime seconde, écrasant l’accélérateur, il nous envoie du bon côté du rail. Enfin pas exactement, car un engin de deux tonnes ne réagit pas comme une Lamborghini de sept-cents kilos. Alors seul le sacrifice du parechoc arrière nous sauve et nous remet dans la trajectoire souhaitée. Le prince à qui nous avons emprunté la Rolls ne va pas être content — franchement pas content.




Nous voilà débarrassés pour un moment de ces uniformes qui s’éloignent sur la route principale.

Les deux Range foncent vers un poste de contrôle avec une discrétion digne de l’entrée de leurs camarades militaires en Tchétchénie. La barrière qui interdit l’accès au chantier se désintègre.

Dépassés, les gardes regardent passer en vociférant les deux gros 4x4. Les ouvriers qui se trouvent là plongent dans le bas-côté. Des points se lèvent, des hurlements suivent, seule leur vitesse sauve les Range des outils qui volent…

La stupeur fige maintenant ces braves gens. Même ici on ne voit jamais une Rolls blanche décapotable poursuivre deux Range qui viennent de défoncer une barrière sur un chantier de construction. Ils nous regardent passer la bouche ouverte dans un silence admirable. Nous sommes en train de leur rejouer un mauvais épisode de « Miami vice » ou plutôt de « L’amour du risque ». En voilà qui auront des choses à raconter lorsqu’ils rentreront aux Philippines.

À nouveau, ce brouillard de poussière sale qui envahit la route. Tout à coup, nos amis slaves se jettent dans un passage sur la gauche. Un camion surgit du nuage droit devant nous. La réaction de Duncan pulvérise une pile de palettes en bois qui, du point de vue de mon Lowlander, devait stationner au mauvais endroit. Des planches brisées volent de toutes parts, mais nous retrouvons la piste des Range. La victoire de Samothrace se tient toujours debout et nous ouvre fièrement la voie.

Nouvel écart des Russes, Ducan leur colle au train. Je vais devoir revoir mes idées sur Rolls-Royce. À moins que la nôtre ait été survitaminée. Impensable sacrilège, on ne touche pas à ce type de merveille d’horlogerie.

De dérapages en contrebraquages, nous progressons vers le cœur du chantier, laissant derrière nous, poussière, rage et confusion. Les ouvriers se mettent à l’abri comme ils peuvent. Pour l’heure, un quelconque God — Allah ? — les sauve plutôt bien. Pas plus de moucherons que de cervelles sur notre parebrise.

Plus nous avançons vers le centre de ce labyrinthe, plus les constructions approchent de leur fin. Quelques virages serrés plus tard, nous pénétrons dans une zone « propre ».

Soudain, les Range s’engouffrent dans un parking souterrain. Pas le temps de prendre un ticket, ici aussi les barrières volent. Décidément, ces Russes n’ont aucun respect pour le travail, qu’elle est loin l’époque glorieuse de l’URSS et de son héros Stakhanov.

Tel un Grand anglo-français d’une meute royale, notre voiture fonce dans cette gueule de béton. Ces sangliers de l’Oural ne nous lâcheront pas ainsi.

La nuit nous absorbe. Au loin, minuscule, la sortie. Seuls nos phares brisent la noirceur du lieu. Très vite, ils révèlent les premiers pièges. De légers décalages de hauteur et des barrières qui marquent les différents niveaux du parking. Après une première marche d’au moins 50 centimètres qu’avalent durement les amortisseurs de nos amis, ils décident, prudents, de respecter le tracé des lieux. Tant mieux, car je doute que notre anglaise si distinguée eût pu subir les outrages que ces 4x4, loubards de banlieue, auraient aimé lui imposer dans ce sombre sous-sol.

Dans la lumière de nos projecteurs, la lunette arrière du Range qui nous précède vole en éclat. Pourtant je n’ai pas encore ouvert le feu. Les flammes jaillissent du trou creusé dans le verre. Nos amis ont sacrifié l’objet pour ne pas prendre le risque de l’abimer en tirant à travers. Exquise attention. Maintenant, c’est à Duncan de prendre garde, s’il veut éviter que notre course s’arrête ici. Ce type de projectile pourrait sans l’ombre d’un doute faire rendre l’âme à notre précieux V8.

Mon Lowlander slalome tout ce qu’il sait, mais la tâche n’est guère aisée dans ce mouvant tunnel de lumière d’autant plus étroit que notre vitesse est élevée et notre éclairage limité. Ses passages acrobatiques entre les poteaux de béton du lieu nous évitent la plupart des rafales. Pas toutes, toutefois. Un de nos feux rend l’âme sous leurs balles. Plus que trois. Aucun autre élément vital ne semble avoir été atteint jusque là.

Le temps est venu de calmer un peu nos camarades. Voyons ce que vaut ce canon lourd portable. Six munitions dans le barillet du .44 magnum, c’est bien le diable si je n’arrive pas à en loger un peu de plomb dans ma cible.

Je me penche par la fenêtre. L’option me parait plus fiable que de me lever pour tirer au-dessus du parebrise. Bien m’en prend, car une rafale réduit en charpie mon appui-tête. Non ! Ces barbares ont osé ! La même rafale a détruit la superbe statue en argent qui ornait notre calandre. La victoire de Samothrace nous a quittés.

Je l’entends crier vengeance au creux de mon oreille. Alors j’envoie mon premier avis de décès dans un fracas qui résonne dans tout le parking. Aucune réponse. Plus que cinq cartouches.

— Dieux de l’Olympe, guidez mon bras, que ma force soit à vous !

Je ressens comme une décharge dans tout mon être quand ma deuxième détonation envahit l’espace. Touché ! Le Range percute la barrière devant lui et saute une marche. La bête est blessée, mais pas encore morte. Elle se défend toujours. Une nouvelle rafale fait voler des éclats de béton tout autour de nous.

La voiture de Gramokov emprunte la rampe de sortie. La seconde la suit. Quand, dans un écart incompréhensible, elle vient s’encastrer dans le mur juste à côté de la montée. Foudres de Zeus ou rupture du train avant, je ne le saurai jamais. Nous émergeons enfin à l’air libre au moment où une explosion provient du parking. La police aura du mal à identifier les corps.

Les lames d’une tractopelle se découpent dans le soleil, droit devant nous. Duncan tente de l’éviter d’un coup de volant désespéré. 


A suivre dans l'épisode 4/4... mercredi prochain







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