Londres, premier samedi du mois d’avril 2017.
Quelque part dans les sous-sols de Vauxhall Cross, siège des services secrets
de Sa Majesté.
De minuscules spots diffusent des cônes d’une
lumière agressive dans ce lieu obscur. Une vaste salle de briefing à la grande
table en bois foncé sur laquelle des sous-mains sombres font face à des sièges
profonds en cuir noir.
Trop profond, se dit le représentant du
Premier ministre en essayant de trouver une position qui ne le fait pas
disparaitre sous la table.
Des micros se dressent en direction de chaque
participant. D’inutiles serpents métalliques, la visioconférence est éteinte et
les personnes présentes ne sont que cinq, quatre hommes portant costume strict
et cravate sobre et un militaire dans un uniforme impeccable.
Assis, ils attendent que le ministre de la
Défense prenne la parole. Quelques années en arrière, la pièce aurait été
enfumée, mais aujourd’hui celle-ci est exempte de toutes traces de nicotine...
et de toutes ondes radio aussi, les smartphones, même ceux ultrasécurisés de
ces importants personnages, sont restés derrière la porte. Cette entrevue est
classée au niveau le plus élevé du secret défense.
D’un geste lent, le ministre écarte le micro
qui le gêne et après un toussotement rauque, il s’adresse à son auditoire.
Quelques mots convenus de bienvenue, simples formes d’une politesse routinière,
chacun de ces hommes, ou presque, connait ses voisins. Après cette introduction
d’usage et une courte respiration, l’homme rentre dans le vif du sujet.
— Messieurs, nos experts confirment que la
bataille de Mossoul sera de plus en plus violente et qu’elle risque de s’éterniser.
Je ne vous apprends rien en vous disant que tant qu’elle durera, nous serons
chaque jour exposés à des attentats sur le sol britannique. Dans ce contexte
délicat, la 3ème section, celle chargée des opérations noires, m’a proposé un
projet qui pourrait nous permettre de rapprocher la date de la fin de la
bataille.
Le ministre de la Défense balaye la table de
son regard sombre, affichant cet air bourru qui l’a fait surnommer Winston par
ses admirateurs. Sa taille massive et son gout immodéré pour les Cohiba, ces
barreaux de chaise cubains, ont encore accru son image churchillienne. Les
mauvaises langues prétendent que son conseiller en communication ne serait pas
étranger à cette ressemblance qui s’affirme avec l’âge.
Dans la pièce, tous attendent la suite, les
yeux rivés sur le ministre. À une exception, le militaire qui fixe un des spots
en ayant l’air de se demander s’il ne va pas claquer dans les minutes à venir.
L’homme est bien jeune pour supporter le poids des deux étoiles qui ornent ses
épaules, toutefois ce n’est pas sa jeunesse qui caractérise le mieux ce soldat.
En le voyant, le mot qui vient le premier à l’esprit est « anachronique ». Le
port altier, la moustache rase, un sourire dédaigneux et une superbe cravache
en cuir tressé posée sur la table à ses côtés, cet homme ressemble tout à fait
à la caricature d’un officier de l’Empire des Indes. Un de ceux capables de
lancer une suicidaire charge de cavalerie contre des mitrailleuses enterrées,
l’honneur avant le respect de la vie humaine.
— Je ne vous cache pas, reprend le ministre,
que ce plan présente de très grands risques. C’est pour cela qu’il est indispensable
que nous soyons tous d’accord avant d’aller plus loin dans sa préparation. Je
vous laisse la parole, général, expliquez-nous de quoi il retourne.
Le ministre s’est à peine affalé dans son
siège que le militaire se fige debout. Sa cravache coincée entre le buste et
son bras, le regard fixé sur le précédent orateur, il commence d’une voix
monocorde.
— Messieurs, avant de vous donner les
éléments de cette opération, je tiens à vous rappeler que les Américains ont
gagné la guerre en 1945 en larguant deux bombes atomiques. Ils ont économisé le
prix de centaines de milliers de soldats en sacrifiant quelques civils.
Un silence glacial et quelques yeux
écarquillés accueillent l’introduction du militaire. Des têtes se tournent les
unes vers les autres, ayant l’air de ne pas bien avoir entendu. L’homme qui
avait quelques instants plus tôt un peu de mal à trouver sa place dans son
fauteuil trop profond se projette en avant et prend appui sur ses coudes pour
bien dépasser de la table. Il parait sidéré, mais n’ose rien dire.
— Ce que je vais vous proposer supplante,
et de loin, tout ce qui a déjà été réalisé. Cette opération, si un jour elle
venait à être connue, ferait passer celles des Israéliens à Entebbe ou des Français à Kolwezi pour de simples jeux
de piste pour boyscouts, continue l’officier général sans que la moindre
expression ne modifie son visage.
Des grincements d’axes de fauteuils et des
couinements de cuir commencent à se faire entendre dans la salle.
— Au fait général, lance le ministre
pour essayer de calmer la tension qu’il sent pointer.
— Messieurs, nous formons la division d’Or,
l’élite des forces irakiennes, depuis des semaines au combat en environnement
chimique. Pour l’opinion publique, cet entrainement est notre réponse aux
renseignements indiquant que les fanatiques de Daech disposent de ce type d’armes
à Mossoul. Les Irakiens sont prêts, alors je vous propose de nous servir les
premiers de ces armes, termine l’homme sans avoir varié en rien son intonation
durant tout son laïus.
— C’est une plaisanterie, s’indigne l’homme
accroché à son bord de table. Si cela venait à se savoir, avez-vous une idée des
conséquences ?
À côté de lui, ni le ministre ni ses deux voisins
ne s’agitent. Voyant cela, l’homme s’emballe encore plus, tout en se retenant à
la table pour ne pas glisser.
— Accusations de crimes contre l’humanité,
réactions unanimes et sauvages des pays arabes et de leurs populations, tollé
de nos alliés... et pour finir chute du gouvernement. En plein Brexit, vous imaginez la
catastrophe.
L’homme lâche les deux mains pour accompagner
ses mots et manque de basculer en arrière. Au dernier moment, il se rattrape,
mais il ne semble même pas se rendre compte de la chose tant il parait excédé.
— Vous croyez vous au Kremlin ? Essayez-vous
de ravir la médaille d’or des massacres de civils aux Russes ? En tant que
représentant du Premier ministre, je refuse d’en entendre plus.
— Monsieur le conseiller, je pense que
nous devrions écouter le plan proposé avant de nous emporter.
Tout en disant cela, C, le patron des
services secrets, réprime un sourire que la pirouette de son voisin vient de
manquer de faire surgir.
— John, lui dit le ministre, essayant de
le calmer en utilisant son prénom et lui donnant aussi le temps de reprendre un
équilibre moins précaire. John, il est vital pour nous d’en finir au plus vite
avec Mossoul. Sinon nous allons perdre notre influence dans la région. La
Turquie et l’Iran manœuvrent leurs pions dans notre dos. Les Russes et les
Américains jouent une partition obscure. Notre allié kurde risque de voir tous ses
anciens ennemis lui tomber dessus alors que nous sommes en difficulté.
— Les Kurdes se débrouillent très bien
sans nous. Et puis ce ne sera pas la première fois qu’ils seraient sacrifiés au
titre de la Réalpolitik, lance un conseiller
toujours aussi rouge et qui essaie de desserrer un nœud de cravate trop peu coulant
dans cette situation tendue.
— Si vous, les politiques, n’avez pas d’honneur,
ne comptez pas sur nous pour qu’il en soit de même. Nous soutiendrons nos frères
d’armes, crache froidement le général en faisant claquer sa cravache contre son fauteuil.
— Vous ferez ce que l’on vous demande ! explose
le représentant du Premier ministre qui manque toujours de s’étouffer avec sa cravate.
— Messieurs, nous nous éloignons de l’objet
de cette réunion, intervient le sous-secrétaire au Foreign Office qui jusque là était
resté silencieux.
L’homme espère sans doute calmer la situation
en usant de son flegme de diplomate aguerri. Peine perdue, le conseiller
jaillit de son siège qu’il repousse au milieu de la pièce. Debout, les yeux
injectés de sang, il tire violemment à deux mains sur sa cravate qui finit par
rendre l’âme. En silence, il maudit sa maitresse qui lui a fait ce nœud pendant
qu’il la...
— Non, nous sommes au cœur de celui-ci,
reprend-il son souffle retrouvé. Sommes-nous encore une démocratie ? En
Grande-Bretagne, l’armée est au service du gouvernement, le général semble l’oublier.
— Quand il est question de l’intérêt
supérieur de la Nation, l’armée fera toujours et d’abord ce qu’elle doit,
réattaque le général en toisant son adversaire d’au moins deux têtes.
— Général, il suffit, tonne le ministre
de la Défense. Expliquez-nous plutôt votre plan et John, calmez-vous vous aussi.
Le conseiller s’assoit sur l’accoudoir de son
siège légèrement en retrait dans la salle. Mais où donc sont-ils allés pêcher
ce dinosaure étoilé ? pense-t-il en détaillant le général. Encore un de ces
prétentieux issus de Sandhurst. Si un jour j’arrive
au poste de Premier ministre, je fermerai cet élevage d’ânes bâtés.
— Messieurs, toute cette opération
repose sur le plus grand secret dans sa préparation, continue l’officier, avec
toujours ce « ton inimitable », ricane le conseiller.
— Le secret ? En Irak ? Mais vous vivez
sur une autre planète, général ! La moindre action militaire sera immédiatement
relayé par Al Jazeera avant même que vous
ne l’ayez commen...
Eh voilà, il fallait s’y attendre, rumine le
ministre en voyant John manquer de tomber à la renverse quand son siège pivote
et que l’accoudoir sur lequel il était en équilibre s’efface. Le général sans
pitié saisit l’opportunité pour reprendre la parole.
— C’est pour cela que nos alliés
irakiens ne seront avertis qu’au dernier moment. Cette opération sera menée
uniquement par nos forces spéciales.
— Et les Américains ? demande un sous-secrétaire
au Foreign Office toujours aussi impassible.
— Je n’ai aucune confiance en eux,
surtout actuellement, tranche le général.
Le chef des services secrets a sans doute voulu
faire une plaisanterie, mais il ne réussit qu’à s’attirer des regards hautains.
Comment est-il arrivé à ce poste celui-ci, s’effondre
John. Bon Dieu, avec des protozoaires comme cela on n’est pas sorti de l’auberge.
Dieu sauve la Reine, la Grande-Bretagne et tutti quanti parce qu’avec ces mollusques-là.
Le ministre de la Défense redonne la parole
au militaire d’un geste sec. Derrière ses lunettes, cet animal politique se
rêve déjà au club Diogène, ce soir. Un cigare
et un whisky, il n’y a pas à dire, on n’a rien inventé de mieux que les gentlemen's club pour survivre dans
ce pays de fous.
— Notre objectif est de frapper au cœur
du dispositif de Daech à Mossoul. En un mot, nous allons déposer nos hommes au centre
de la vieille ville pour qu’ils prennent d’assaut le quartier général ennemi et
déstabilisent ainsi tous ses réseaux.
— Tout ça avec nos seules forces
spéciales ? Excusez-moi, messieurs, cette salle serait-elle située à l’emplacement
de « The vine », l’auberge retrouvée lors des fouilles pendant la
construction de l’immeuble ? Car à n’en point douter, il s’agit là d’une
conversation de pub bien arrosée entre houligans décérébrés. Où alors je dois
rêver. Ça doit être ça ! Un cauchemar ! Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à
aller jusqu’au bout. De combien d’hommes disposez-vous ?
Un doute passe réellement dans la tête du
conseiller. Qu’a-t-il bu hier soir ? Et cette coke que lui a fournie Krystel, sa
maitresse danoise, était-elle aussi bonne que ça ? Non, même la pire des
drogues ne l’amènerait pas à ce type de délire, il n’a pas assez d’imagination.
D’ailleurs Krystel le lui fait souvent remarquer. C’est vrai qu’elle, par
contre, en a pour deux.
— Plusieurs squadrons du 22ème et du
Special Boat Service sont déjà sur place.
— Ce qui représente combien d’hommes ?
— Bien assez monsieur, car ils n’auront
à faire face à aucune résistance.
— Vos fameuses armes chimiques, j’oubliais !
Comment cela a-t-il pu me sortir de l’esprit ? Peut-être un trop-plein de
bières, moi aussi. Celles de tous ces civils qu’il va falloir ensuite enterrer !
Combien faut-il dès à présent commander de cercueils, général ? D’après les
dernières estimations, il y aurait encore 400 000 personnes qui vivent sur
place.
— Fort peu, monsieur, une centaine tout
au plus, répond le militaire sans sourciller. Nous allons employer des armes
chimiques non létales. Vous souvenez-vous de l’opération des Russes dans le théâtre Doubrovka de
Moscou ?
Nous prévoyons de répandre un gaz semblable sur une bonne partie de la vieille
ville. Un bombardement massif. Il nous donnera six heures de répits.
Normalement il ne devrait plus y avoir grand monde encore éveillé quand nos
forces passeront à l’action.
— Alors, pourquoi les faire intervenir,
laissez les Irakiens s’en charger, interroge le sous-secrétaire au Foreign
Office d’un ton toujours aussi posé.
Dire qu’il est le fougueux et infatigable cavalier
de la meilleure amie de Krystel, celui-ci, s’égare le conseiller en regardant l’homme.
Et intarissable durant le feu de l’action, parait-il, pas moyen de le faire
taire. Faudra un jour que l’on m’explique comment ils les forment à Whitehall.
— Quand je vous ai dit qu’ils sont prêts,
ils sont surtout prêts pour le faire croire à l’opinion publique, se tortille
le général. Dans les faits, cela reste plus que douteux avec ces bouseux. D’autant
que ceux d’en face disposent, eux aussi, de moyens de protection.
— Mais alors ? questionne à nouveau le sous-secrétaire,
semblant un moment sortir de sa réserve.
Tiens, tiens, serait-il à deux doigts de l’explosion,
se dit John amusé.
— En petit nombre, pas de quoi se
prendre la tête. Nos hommes pourront aisément neutraliser ces gardiens de
chèvres.
— Et quand les endormis de Daech se
réveilleront à leur tour. Qu’est-ce que tout cela aura changé ? continue le sous-secrétaire,
toujours aussi peu convaincu.
— Nos hommes auront pour ordre d’abattre
toute personne suspecte, même endormie.
— Pas de prisonnier ? Exécuter des
hommes sans défense, voire des civils ? tique le sous-secrétaire.
Aie, se dit le ministre, terrain glissant.
Espérons que l’autre borné galonné va arriver à s’en tirer.
— C’est la guerre, monsieur !
Difficile de faire pire, s’effondre le
ministre. Pourquoi a-t-il fallu que l’on me donne le ministère des brutes
épaisses ? Ce sera plutôt deux grands Cognacs ce soir. Décidément seuls les
Français savent faire des alcools dignes de ce nom, quoi qu’en disent ces Écossais
avec leurs obsessions indépendantistes.
— Même la guerre a ses lois, général.
Jamais la commission spéciale de la Chambre n’autorisera de telles règles d’engagement.
— Nous nous passerons de l’accord de la Chambre,
lance le général avec mépris.
— Serait-ce un coup d’état militaire que
vous envisagez, repart le conseiller qui semble à la fois avoir retrouvé un
certain équilibre et avoir quitté les perverses griffes de Krystel.
— Messieurs du calme, grogne le bulldog qui
est à la tête du ministère de la Défense. Nos intérêts dans la région vont en
sortir grandis. Nos entreprises ont besoin de reprendre la main en Irak,
surtout avec le Brexit. Vous nous parliez de Réalpolitik, John, ici c’est de Realeconomy
dont il s’agit.
— Si votre opération réussit, messieurs.
Sinon, on va surtout parler de retraites anticipées et pas que pour nos troupes
sur le terrain, murmure le sous-secrétaire au Foreign Office.
— De toute façon nous n’aurons jamais
été là. Les Irakiens supporteront les critiques sur toutes les éventuelles
victimes collatérales et soyez convaincu que cela ne leur posera aucun
problème.
— Comment nos gars évacueront-ils discrètement
la zone ?
— À la tombée du jour, ils sortiront en
empruntant le pont en fer que les forces irakiennes ont récemment conquis. Sous
les tenues de protection chimique, personne ne fera la différence entre les Irakiens
et nos hommes.
— Et s'ils n’arrivent pas à rejoindre
ce lieu, si ce pont est trop loin pour permettre leur évacuation, demande le sous-secrétaire
au Foreign Office.
— Ils n’échoueront pas, déclare avec
emphase le général. Je vous en fais le serment. Dieu et mon droit !
C’est qu’il a l’air d’y croire le gaillard, s’étonne
le conseiller. Quel bel enthousiasme ! Krystel, promis ce soir, je serai moi aussi
des plus enthousiastes.
— Au fait général, je n’ai pas bien
retenu votre nom, interroge le sous-secrétaire.
— Général Montgomery ! corne l’homme en
prenant la position d’un piquet neuf.
Le conseiller du Premier ministre a un moment
d’absence puis il s’effondre dans son siège en éclatant de rire.
— Montgomery ! Un pont trop loin ! s’esclaffe-t-il
en manquant de s’étouffer à chaque parole. L’opération « Market garden » ! Bravo messieurs, vous
m’avez bien eu. Dire que j’ai oublié que ce matin nous sommes le premier avril,
bravo ! Bravo !
L’homme rit de plus belle. Des larmes montent
à ses yeux à n’en plus finir... quand il se rend compte qu’il est le seul à se
tordre ainsi.
Sa glotte se bloque. L’homme balaye la salle
du regard. Hagard, il comprend que tout ceci n’est pas une plaisanterie.
Un souffle glacial court dans son dos.
Comment va réagir le Premier ministre ? Il vaudrait mieux qu’il attende demain
pour évoquer le sujet. En politique, les femmes n’ont pas le sens de l’humour
et la dame en question ne fait pas exception à la règle. Surtout quand il s’agit
d’avaler un tel poisson.
Certains premiers avril sont plus difficiles à
assumer que d’autres, se dit John quelques minutes plus tard en s’installant à
l’arrière de la Jaguar noire.
SASSA
Si l'univers de cette nouvelle vous a plu,
n'hésitez pas à lire
300 pages d'aventure, de suspense et d'humour
Bien, sympa les petits liens. C'est prévu pour le mois de May ?
RépondreSupprimer:-) ... C'est encore en réflexion ! La dame n'a pas encore donné son aval.
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