samedi 1 avril 2017

« Les femmes ont-elles le sens de l’humour ?», une nouvelle de SASSA



Londres, premier samedi du mois d’avril 2017. Quelque part dans les sous-sols de Vauxhall Cross, siège des services secrets de Sa Majesté.

De minuscules spots diffusent des cônes d’une lumière agressive dans ce lieu obscur. Une vaste salle de briefing à la grande table en bois foncé sur laquelle des sous-mains sombres font face à des sièges profonds en cuir noir.

Trop profond, se dit le représentant du Premier ministre en essayant de trouver une position qui ne le fait pas disparaitre sous la table.

Des micros se dressent en direction de chaque participant. D’inutiles serpents métalliques, la visioconférence est éteinte et les personnes présentes ne sont que cinq, quatre hommes portant costume strict et cravate sobre et un militaire dans un uniforme impeccable.

Assis, ils attendent que le ministre de la Défense prenne la parole. Quelques années en arrière, la pièce aurait été enfumée, mais aujourd’hui celle-ci est exempte de toutes traces de nicotine... et de toutes ondes radio aussi, les smartphones, même ceux ultrasécurisés de ces importants personnages, sont restés derrière la porte. Cette entrevue est classée au niveau le plus élevé du secret défense.

D’un geste lent, le ministre écarte le micro qui le gêne et après un toussotement rauque, il s’adresse à son auditoire. Quelques mots convenus de bienvenue, simples formes d’une politesse routinière, chacun de ces hommes, ou presque, connait ses voisins. Après cette introduction d’usage et une courte respiration, l’homme rentre dans le vif du sujet.



— Messieurs, nos experts confirment que la bataille de Mossoul sera de plus en plus violente et qu’elle risque de s’éterniser. Je ne vous apprends rien en vous disant que tant qu’elle durera, nous serons chaque jour exposés à des attentats sur le sol britannique. Dans ce contexte délicat, la 3ème section, celle chargée des opérations noires, m’a proposé un projet qui pourrait nous permettre de rapprocher la date de la fin de la bataille. 

Le ministre de la Défense balaye la table de son regard sombre, affichant cet air bourru qui l’a fait surnommer Winston par ses admirateurs. Sa taille massive et son gout immodéré pour les Cohiba, ces barreaux de chaise cubains, ont encore accru son image churchillienne. Les mauvaises langues prétendent que son conseiller en communication ne serait pas étranger à cette ressemblance qui s’affirme avec l’âge.

Dans la pièce, tous attendent la suite, les yeux rivés sur le ministre. À une exception, le militaire qui fixe un des spots en ayant l’air de se demander s’il ne va pas claquer dans les minutes à venir. L’homme est bien jeune pour supporter le poids des deux étoiles qui ornent ses épaules, toutefois ce n’est pas sa jeunesse qui caractérise le mieux ce soldat. En le voyant, le mot qui vient le premier à l’esprit est « anachronique ». Le port altier, la moustache rase, un sourire dédaigneux et une superbe cravache en cuir tressé posée sur la table à ses côtés, cet homme ressemble tout à fait à la caricature d’un officier de l’Empire des Indes. Un de ceux capables de lancer une suicidaire charge de cavalerie contre des mitrailleuses enterrées, l’honneur avant le respect de la vie humaine.

— Je ne vous cache pas, reprend le ministre, que ce plan présente de très grands risques. C’est pour cela qu’il est indispensable que nous soyons tous d’accord avant d’aller plus loin dans sa préparation. Je vous laisse la parole, général, expliquez-nous de quoi il retourne.

Le ministre s’est à peine affalé dans son siège que le militaire se fige debout. Sa cravache coincée entre le buste et son bras, le regard fixé sur le précédent orateur, il commence d’une voix monocorde.

— Messieurs, avant de vous donner les éléments de cette opération, je tiens à vous rappeler que les Américains ont gagné la guerre en 1945 en larguant deux bombes atomiques. Ils ont économisé le prix de centaines de milliers de soldats en sacrifiant quelques civils.

Un silence glacial et quelques yeux écarquillés accueillent l’introduction du militaire. Des têtes se tournent les unes vers les autres, ayant l’air de ne pas bien avoir entendu. L’homme qui avait quelques instants plus tôt un peu de mal à trouver sa place dans son fauteuil trop profond se projette en avant et prend appui sur ses coudes pour bien dépasser de la table. Il parait sidéré, mais n’ose rien dire.

— Ce que je vais vous proposer supplante, et de loin, tout ce qui a déjà été réalisé. Cette opération, si un jour elle venait à être connue, ferait passer celles des Israéliens à Entebbe ou des Français à Kolwezi pour de simples jeux de piste pour boyscouts, continue l’officier général sans que la moindre expression ne modifie son visage.

Des grincements d’axes de fauteuils et des couinements de cuir commencent à se faire entendre dans la salle.

— Au fait général, lance le ministre pour essayer de calmer la tension qu’il sent pointer.

— Messieurs, nous formons la division d’Or, l’élite des forces irakiennes, depuis des semaines au combat en environnement chimique. Pour l’opinion publique, cet entrainement est notre réponse aux renseignements indiquant que les fanatiques de Daech disposent de ce type d’armes à Mossoul. Les Irakiens sont prêts, alors je vous propose de nous servir les premiers de ces armes, termine l’homme sans avoir varié en rien son intonation durant tout son laïus.

— C’est une plaisanterie, s’indigne l’homme accroché à son bord de table. Si cela venait à se savoir, avez-vous une idée des conséquences ?

À côté de lui, ni le ministre ni ses deux voisins ne s’agitent. Voyant cela, l’homme s’emballe encore plus, tout en se retenant à la table pour ne pas glisser.

— Accusations de crimes contre l’humanité, réactions unanimes et sauvages des pays arabes et de leurs populations, tollé de nos alliés... et pour finir chute du gouvernement. En plein Brexit, vous imaginez la catastrophe. 

L’homme lâche les deux mains pour accompagner ses mots et manque de basculer en arrière. Au dernier moment, il se rattrape, mais il ne semble même pas se rendre compte de la chose tant il parait excédé.

— Vous croyez vous au Kremlin ? Essayez-vous de ravir la médaille d’or des massacres de civils aux Russes ? En tant que représentant du Premier ministre, je refuse d’en entendre plus.

— Monsieur le conseiller, je pense que nous devrions écouter le plan proposé avant de nous emporter. 

Tout en disant cela, C, le patron des services secrets, réprime un sourire que la pirouette de son voisin vient de manquer de faire surgir.

— John, lui dit le ministre, essayant de le calmer en utilisant son prénom et lui donnant aussi le temps de reprendre un équilibre moins précaire. John, il est vital pour nous d’en finir au plus vite avec Mossoul. Sinon nous allons perdre notre influence dans la région. La Turquie et l’Iran manœuvrent leurs pions dans notre dos. Les Russes et les Américains jouent une partition obscure. Notre allié kurde risque de voir tous ses anciens ennemis lui tomber dessus alors que nous sommes en difficulté.

— Les Kurdes se débrouillent très bien sans nous. Et puis ce ne sera pas la première fois qu’ils seraient sacrifiés au titre de la Réalpolitik, lance un conseiller toujours aussi rouge et qui essaie de desserrer un nœud de cravate trop peu coulant dans cette situation tendue.

— Si vous, les politiques, n’avez pas d’honneur, ne comptez pas sur nous pour qu’il en soit de même. Nous soutiendrons nos frères d’armes, crache froidement le général en faisant claquer sa cravache contre son fauteuil.

— Vous ferez ce que l’on vous demande ! explose le représentant du Premier ministre qui manque toujours de s’étouffer avec sa cravate.

— Messieurs, nous nous éloignons de l’objet de cette réunion, intervient le sous-secrétaire au Foreign Office qui jusque là était resté silencieux.

L’homme espère sans doute calmer la situation en usant de son flegme de diplomate aguerri. Peine perdue, le conseiller jaillit de son siège qu’il repousse au milieu de la pièce. Debout, les yeux injectés de sang, il tire violemment à deux mains sur sa cravate qui finit par rendre l’âme. En silence, il maudit sa maitresse qui lui a fait ce nœud pendant qu’il la...

— Non, nous sommes au cœur de celui-ci, reprend-il son souffle retrouvé. Sommes-nous encore une démocratie ? En Grande-Bretagne, l’armée est au service du gouvernement, le général semble l’oublier.

— Quand il est question de l’intérêt supérieur de la Nation, l’armée fera toujours et d’abord ce qu’elle doit, réattaque le général en toisant son adversaire d’au moins deux têtes.

— Général, il suffit, tonne le ministre de la Défense. Expliquez-nous plutôt votre plan et John, calmez-vous vous aussi.

Le conseiller s’assoit sur l’accoudoir de son siège légèrement en retrait dans la salle. Mais où donc sont-ils allés pêcher ce dinosaure étoilé ? pense-t-il en détaillant le général. Encore un de ces prétentieux issus de Sandhurst. Si un jour j’arrive au poste de Premier ministre, je fermerai cet élevage d’ânes bâtés.

— Messieurs, toute cette opération repose sur le plus grand secret dans sa préparation, continue l’officier, avec toujours ce « ton inimitable », ricane le conseiller.

— Le secret ? En Irak ? Mais vous vivez sur une autre planète, général ! La moindre action militaire sera immédiatement relayé par Al Jazeera avant même que vous ne l’ayez commen...

Eh voilà, il fallait s’y attendre, rumine le ministre en voyant John manquer de tomber à la renverse quand son siège pivote et que l’accoudoir sur lequel il était en équilibre s’efface. Le général sans pitié saisit l’opportunité pour reprendre la parole.

— C’est pour cela que nos alliés irakiens ne seront avertis qu’au dernier moment. Cette opération sera menée uniquement par nos forces spéciales.

— Et les Américains ? demande un sous-secrétaire au Foreign Office toujours aussi impassible.

— Je n’ai aucune confiance en eux, surtout actuellement, tranche le général. 

— Sans même parler du risque de se retrouver en manchette du New York Times, rajoute C. 

Le chef des services secrets a sans doute voulu faire une plaisanterie, mais il ne réussit qu’à s’attirer des regards hautains.

Comment est-il arrivé à ce poste celui-ci, s’effondre John. Bon Dieu, avec des protozoaires comme cela on n’est pas sorti de l’auberge. Dieu sauve la Reine, la Grande-Bretagne et tutti quanti parce qu’avec ces mollusques-là.

Le ministre de la Défense redonne la parole au militaire d’un geste sec. Derrière ses lunettes, cet animal politique se rêve déjà au club Diogène, ce soir. Un cigare et un whisky, il n’y a pas à dire, on n’a rien inventé de mieux que les gentlemen's club pour survivre dans ce pays de fous.

— Notre objectif est de frapper au cœur du dispositif de Daech à Mossoul. En un mot, nous allons déposer nos hommes au centre de la vieille ville pour qu’ils prennent d’assaut le quartier général ennemi et déstabilisent ainsi tous ses réseaux.

— Tout ça avec nos seules forces spéciales ? Excusez-moi, messieurs, cette salle serait-elle située à l’emplacement de « The vine », l’auberge retrouvée lors des fouilles pendant la construction de l’immeuble ? Car à n’en point douter, il s’agit là d’une conversation de pub bien arrosée entre houligans décérébrés. Où alors je dois rêver. Ça doit être ça ! Un cauchemar ! Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à aller jusqu’au bout. De combien d’hommes disposez-vous ?

Un doute passe réellement dans la tête du conseiller. Qu’a-t-il bu hier soir ? Et cette coke que lui a fournie Krystel, sa maitresse danoise, était-elle aussi bonne que ça ? Non, même la pire des drogues ne l’amènerait pas à ce type de délire, il n’a pas assez d’imagination. D’ailleurs Krystel le lui fait souvent remarquer. C’est vrai qu’elle, par contre, en a pour deux.

— Plusieurs squadrons du 22ème et du Special Boat Service sont déjà sur place.

— Ce qui représente combien d’hommes ?

— Bien assez monsieur, car ils n’auront à faire face à aucune résistance.

— Vos fameuses armes chimiques, j’oubliais ! Comment cela a-t-il pu me sortir de l’esprit ? Peut-être un trop-plein de bières, moi aussi. Celles de tous ces civils qu’il va falloir ensuite enterrer ! Combien faut-il dès à présent commander de cercueils, général ? D’après les dernières estimations, il y aurait encore 400 000 personnes qui vivent sur place.

— Fort peu, monsieur, une centaine tout au plus, répond le militaire sans sourciller. Nous allons employer des armes chimiques non létales. Vous souvenez-vous de l’opération des Russes dans le théâtre Doubrovka de Moscou ? Nous prévoyons de répandre un gaz semblable sur une bonne partie de la vieille ville. Un bombardement massif. Il nous donnera six heures de répits. Normalement il ne devrait plus y avoir grand monde encore éveillé quand nos forces passeront à l’action.

— Alors, pourquoi les faire intervenir, laissez les Irakiens s’en charger, interroge le sous-secrétaire au Foreign Office d’un ton toujours aussi posé.

Dire qu’il est le fougueux et infatigable cavalier de la meilleure amie de Krystel, celui-ci, s’égare le conseiller en regardant l’homme. Et intarissable durant le feu de l’action, parait-il, pas moyen de le faire taire. Faudra un jour que l’on m’explique comment ils les forment à Whitehall.

— Quand je vous ai dit qu’ils sont prêts, ils sont surtout prêts pour le faire croire à l’opinion publique, se tortille le général. Dans les faits, cela reste plus que douteux avec ces bouseux. D’autant que ceux d’en face disposent, eux aussi, de moyens de protection.

— Mais alors ? questionne à nouveau le sous-secrétaire, semblant un moment sortir de sa réserve.

Tiens, tiens, serait-il à deux doigts de l’explosion, se dit John amusé.

— En petit nombre, pas de quoi se prendre la tête. Nos hommes pourront aisément neutraliser ces gardiens de chèvres. 

— Et quand les endormis de Daech se réveilleront à leur tour. Qu’est-ce que tout cela aura changé ? continue le sous-secrétaire, toujours aussi peu convaincu.

— Nos hommes auront pour ordre d’abattre toute personne suspecte, même endormie.

— Pas de prisonnier ? Exécuter des hommes sans défense, voire des civils ? tique le sous-secrétaire.

Aie, se dit le ministre, terrain glissant. Espérons que l’autre borné galonné va arriver à s’en tirer.

— C’est la guerre, monsieur !

Difficile de faire pire, s’effondre le ministre. Pourquoi a-t-il fallu que l’on me donne le ministère des brutes épaisses ? Ce sera plutôt deux grands Cognacs ce soir. Décidément seuls les Français savent faire des alcools dignes de ce nom, quoi qu’en disent ces Écossais avec leurs obsessions indépendantistes.

— Même la guerre a ses lois, général. Jamais la commission spéciale de la Chambre n’autorisera de telles règles d’engagement.

— Nous nous passerons de l’accord de la Chambre, lance le général avec mépris.

— Serait-ce un coup d’état militaire que vous envisagez, repart le conseiller qui semble à la fois avoir retrouvé un certain équilibre et avoir quitté les perverses griffes de Krystel.

— Messieurs du calme, grogne le bulldog qui est à la tête du ministère de la Défense. Nos intérêts dans la région vont en sortir grandis. Nos entreprises ont besoin de reprendre la main en Irak, surtout avec le Brexit. Vous nous parliez de Réalpolitik, John, ici c’est de Realeconomy dont il s’agit.

— Si votre opération réussit, messieurs. Sinon, on va surtout parler de retraites anticipées et pas que pour nos troupes sur le terrain, murmure le sous-secrétaire au Foreign Office.

— De toute façon nous n’aurons jamais été là. Les Irakiens supporteront les critiques sur toutes les éventuelles victimes collatérales et soyez convaincu que cela ne leur posera aucun problème. 

— Comment nos gars évacueront-ils discrètement la zone ?

— À la tombée du jour, ils sortiront en empruntant le pont en fer que les forces irakiennes ont récemment conquis. Sous les tenues de protection chimique, personne ne fera la différence entre les Irakiens et nos hommes.

— Et s'ils n’arrivent pas à rejoindre ce lieu, si ce pont est trop loin pour permettre leur évacuation, demande le sous-secrétaire au Foreign Office.

— Ils n’échoueront pas, déclare avec emphase le général. Je vous en fais le serment. Dieu et mon droit ! 

C’est qu’il a l’air d’y croire le gaillard, s’étonne le conseiller. Quel bel enthousiasme ! Krystel, promis ce soir, je serai moi aussi des plus enthousiastes.

— Au fait général, je n’ai pas bien retenu votre nom, interroge le sous-secrétaire.

— Général Montgomery ! corne l’homme en prenant la position d’un piquet neuf.

Le conseiller du Premier ministre a un moment d’absence puis il s’effondre dans son siège en éclatant de rire.

— Montgomery ! Un pont trop loin ! s’esclaffe-t-il en manquant de s’étouffer à chaque parole. L’opération « Market garden » ! Bravo messieurs, vous m’avez bien eu. Dire que j’ai oublié que ce matin nous sommes le premier avril, bravo ! Bravo !

L’homme rit de plus belle. Des larmes montent à ses yeux à n’en plus finir... quand il se rend compte qu’il est le seul à se tordre ainsi.

Sa glotte se bloque. L’homme balaye la salle du regard. Hagard, il comprend que tout ceci n’est pas une plaisanterie. 

Un souffle glacial court dans son dos. Comment va réagir le Premier ministre ? Il vaudrait mieux qu’il attende demain pour évoquer le sujet. En politique, les femmes n’ont pas le sens de l’humour et la dame en question ne fait pas exception à la règle. Surtout quand il s’agit d’avaler un tel poisson.

Certains premiers avril sont plus difficiles à assumer que d’autres, se dit John quelques minutes plus tard en s’installant à l’arrière de la Jaguar noire. 


SASSA

Si l'univers de cette nouvelle vous a plu, 
n'hésitez pas à lire 
300 pages d'aventure, de suspense et d'humour


2 commentaires:

  1. Bien, sympa les petits liens. C'est prévu pour le mois de May ?

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    1. :-) ... C'est encore en réflexion ! La dame n'a pas encore donné son aval.

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