vendredi 8 septembre 2017

"Vert anglais" (intégral), une nouvelle de SASSA



L’ordre est venu de tout en haut. Autorisation de tuer à l’appui. Éliminez Gramokov et récupérez les documents !

Deux des gardes du corps de l’ancien chef de section du KGB gisent déjà dans un recoin sombre du bâtiment. Divergence musclée de points de vue avec nous. Elle a plombé l’échange que l’ex-général soviétique envisageait. Son rendez-vous avec le conseiller de l’émir est remis à une date ultérieure. Le cousin du Roi n’aura pas la liste. Notre ami russe a pris la tangente et nous l’avons perdu de vue dans les méandres de ce labyrinthe. 

L’idée de Gramokov n’était pas si mauvaise. Se servir de l’agitation causée par la visite de l’émir sur le chantier de son projet pour l’an 2000, pour remettre les documents. Cela lui assurait à la fois une certaine discrétion et une bonne sécurité. L’ensemble du personnel des lieux était en ébullition. Ouvriers, ingénieurs, invités, officiels, militaires… personne ne connaissait ses voisins. Des gardes trainaient de partout, l’œil aux aguets soupçonnant tout un chacun et la nécessité d’emprunter la digue reliant l’ile artificielle à la côte interdisait d’approcher sans autorisation d’accès.

Si au départ tout ceci nous avait aidés, nos costumes de Savile Row nous ayant permis de passer inaperçus parmi les invités autour du buffet, cette compagnie trop luxueuse commençait à se retourner contre nous. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs — d’esturgeons ici — et l’on ne stoppe pas des ex-spetsnazs sans se salir un peu. Désormais, trop de poussière de ciment nous recouvre pour être honnête.

Par une baie vitrée non encore revêtue de verre, j’aperçois notre général et deux de ses gorilles qui se dirigent vers le terreplein du parking officiel. L’endroit grouille de Rolls-Royce et de limousines. Ainsi que des Men In Black qui vont avec ! Je ne comprendrai jamais cette manie qu’ont les gardes du corps de s’habiller toujours en noir… surtout dans un pays où le blanc prévaut pour les tenues. D’accord, le costume est plus pratique que la djellaba pour défourailler, mais pourquoi choisir le noir ? 

Gramokov vient de monter à bord d’un Range Rover du plus beau vert anglais. Ses sbires le suivent dans un second. Le convoi s’engage sur la digue en direction du centre-ville. 




Un camion obstrue la route devant eux. Voilà qui devrait les ralentir suffisamment pour nous permettre de réagir, car nous sommes à pied. Nous avons rejoint l’ile artificielle en canot pneumatique hier soir. Depuis l’engin repose sur le fond, discret, mais définitivement inutilisable. Nous allons devoir emprunter une voiture. Non seulement nous sommes sans véhicule, mais en plus au deuxième étage du building, ce qui dans ce mégalomaniaque édifice correspond à la hauteur d’un quatrième. 

Une combinaison de contraintes qui oblige à des solutions simples, pas de temps à perdre. 

— Duncan, prêt ?
— Prêt à quoi ?
— Au grand saut bien entendu, lancè-je en prenant d’une main le tuyau d’incendie enroulé sur le mur et en m’élançant à travers une baie vitrée fort heureusement déshabillée.

C’est le moment de vérifier que j’ai de bons yeux et que le bon droit est avec moi. 

— T’es dingue ou quoi ? marmonne Duncan en me rejoignant derrière une palette de sacs de ciment au niveau du rez-de-chaussée.
— Y avait bien écrit 15 mètres sur la carcasse de la lance à incendie, non ?
— Oui, je sais, mais le garde à côté de la grue ! Il s’est détourné juste à ce moment-là. Une seconde plus tôt, il te voyait.

Ah, un garde. Mais qui s’est détourné, le bon droit est effectivement avec moi. Les deux Range Rover se trainent toujours sur la digue derrière le camion-benne. 

— Je me suis souvent demandé si une Rolls pouvait être démarrée en court-circuitant les fils sous le volant, murmurè-je à l’oreille de Duncan en désignant le véhicule le plus près de la sortie. 

À son air dubitatif, je comprends qu’il n’y croit pas trop. Pas le temps d’avoir des états d’âme.

— Vas-y, je te couvre. Dès que le moteur tourne, je te rejoins.

La plupart des gardes se trouvent du côté de l’entrée du gratte-ciel, tuant l’ennui avec les chauffeurs. En même temps, une ile artificielle avec une digue d’une centaine de mètres de long et la moitié des forces de sécurité émiraties sur le secteur, ce n’est quand même pas l’endroit où l’on s’attend à « se faire tirer sa caisse ». En plus qui pourrait songer à voler une voiture de la suite de l’émir… ben nous !  

Mais que trafique mon Lowlander ? C’est le coupé que j’avais montré, pas la décapotable ! Question discrétion, cheveux aux vents, cela va le faire moyen. 

Mon jeune équipier — les années passent mais cela ne changera jamais dans mon esprit — a disparu sous le tableau de bord depuis un moment déjà. 

Le camion arrive près de la fin de la digue quand un garde arrive près de la Rolls. Advienne que pourra, je fonce.

L’homme vient de marquer un temps d’arrêt. Il fixe la voiture où le mécano de Sa Majesté est en action. Sa main droite glisse sous sa veste pendant que la gauche rapproche dangereusement un talkiewalkie de sa bouche. L’arme sort de son holster et au même moment son doigt commence à enfoncer le bouton d’appel. À trop se concentrer sur son objectif, on en oublie de protéger ses arrières.

Un appui sur la capot du coupé et mes jambes volent jusqu’au dos de l’homme. Le choc l’envoie s’écraser contre la portière comme la tête de mon Lowlander favori réapparait un sourire aux lèvres. Le ronflement subtil du V8 accompagne le craquement plus sec que produit le crâne du garde quand il rencontre la tôle. En voilà un qui ne nous cherchera plus noise. Pas de temps à perdre, la chasse est ouverte.

Contourner ce wagon serait trop long, je saute directement à l’arrière de la décapotable pendant que Duncan prend le volant. Le monstre de deux tonnes se met en mouvement dans un ronronnement de matou confortablement installé sur son canapé. Par chance, un camion nous précède en direction de la digue et le nuage de terre qu’il lève derrière lui rend notre passage on ne peut plus discret.

Mon pilote comprend très vite tout l’inconvénient de notre situation. Non pas tant le côté de plus en plus poussiéreux de nos costumes, de toute façon ils sont bons pour le pressing, mais plutôt celui de notre urgence contrariée. Si le camion nous protège, il nous ralentit aussi. Si nous le suivons, nous perdons notre cible, si nous le dépassons, nous devenons une cible. Cruel dilemme… enfin pour quelqu’un de plus introspectif que lui. C’est ce que j’ai toujours apprécié chez lui, ce côté ingénument impulsif, bien que parfois avec les femmes cela lui joue des tours. Mais cela ne l’empêche pas de remonter en selle et bien souvent sur la même pouliche. 

À une dizaine de mètres de l’entrée de la digue, il se décale de l’arrière du camion et écrase l’accélérateur. C’est là que l’on voit toute la différence entre un cheval cabré italien et un pur-sang anglais. Ce qui chez le premier aurait conduit à un rugissement hystérique des turbocompresseurs de son V8 se traduit par un feulement tout en retenue du nôtre. Et là où le premier serait passé sans soucis, nous ne devons qu’au freinage du camion de ne pas finir sous son pare-choc.  

L’objectif est heureusement atteint, nous roulons devant et notre cible est encore en vue. Cerise sur le loukoum, le poids lourd qui nous suit va interdire à quiconque de nous poursuivre. Duncan continue d’écraser la pédale sous son pied droit et je dois bien avouer que la bête que nous chevauchons accroit sa vitesse sans discontinuer levant à son tour un joli nuage derrière nous. 

Alors que je m’installe enfin à l’avant du véhicule — après avoir marqué l’épais cuir crème des sièges de l’empreinte de mes chaussures, crime digne de lèse-majesté —, j’envisage plus sereinement la suite des évènements. Nos amis ne conduisent pas des Maserati, mais de bons vieux gros 4x4 anglais. Si la police émiratie ne s’en mêle pas, cela devrait le faire, d’autant que la fin de la digue pointe déjà devant nous et que les deux Range viennent seulement de tourner à droite dans un grand boulevard.

Sauf erreur, cette avenue traverse la ville et ensuite prend la direction d’une vaste zone désertique. L’endroit sera parfait pour régler définitivement son compte à notre homme. Du moins, s’il ne décide pas d’emprunter une piste entre sable et cailloux. Sinon j’ai peur que notre belle anglaise refuse de s’engager sur de pareils chemins de traverse, noblesse oblige.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Gramokov a visiblement prévu une protection renforcée en ville. Deux Range Rover bien trop semblables au sien approchent par l’arrière.
Les deux véhicules étaient postés à la hauteur du premier carrefour en sortant de la digue. Ils nous ont pris en chasse dès que nous avons tourné à droite derrière notre ami russe. Que peuvent-ils tenter sur cet ahurissant boulevard à deux fois cinq voies ? Même dans une circulation aussi calme, une attaque en pleine ville tiendrait de l’inconscience. La police émiratie ne pardonne pas.  

— Ralentis un peu jusqu’à ce que l’un d’eux vienne à ma hauteur, Duncan.

Question ralentir, mon Lowlander ne fait pas dans la finesse et écrase d’un coup la pédale de frein. Le premier Range dans un écart sur la gauche nous évite de justesse, pendant que le deuxième se place où je l’espérais.

Immédiatement, son pneu avant éclate dans un bruit de tonnerre. J’avoue être responsable des deux évènements. L’éclatement du pneu, un projectile malencontreusement échappé de mon Walther PPK. Le coup de tonnerre, la percussion malheureuse d’un projectile dans la chambre de mon Walther PPK. Ce genre d’explosions peut passer inaperçu, surtout s’il semble provenir d’un engin avec des roues de cette taille, mais j’avoue que c’est un peu optimiste de l’espérer. 

Le chauffeur, tout Russe qu’il soit, ne peut éviter de se jeter dans le bas-côté. La conduite sur neige en excès de vodka ne présente aucun intérêt pour se sortir de ce type de situation, Yvan.

Aucune manifestation d’une quelconque voiture verte et blanche de la police locale. Un miracle.

Par contre, j’ai peur que la plaisanterie n’ait guère été appréciée par les occupants du deuxième Range. Sinon pourquoi le passager ouvrirait-il sa vitre pour laisser dépasser un Scorpio muni d’un volumineux chargeur ? Aucun sens de l’humour ces ruskoffs. Les hostilités sont désormais déclarées et l’heure des essaims de guêpes furieuses est arrivée. Sans capote cela risque vite de devenir désagréable. Notre engin a beau posséder une taille démesurée et être propulsé par un imposant moteur de 7 litres, ses tôles ne sont pas vraiment plus épaisses que celles d’une « Clio pas assez chère, mon fils », une épaisseur notoirement insuffisante face à ce type de calibre.

Tout cela n’impressionne guère mon Duncan qui dans une manœuvre d’une simplicité audacieuse vient nous placer au niveau de la portière du chauffeur. Le 4x4 est haut, notre décapotable basse. Si le tireur veut agir, il va devoir se faufiler entre les sièges, ce qui n’a rien d’évident dans l’engin en question. Le confort de ses passagers a été obtenu au détriment de leur transfert de l’avant vers l’arrière. À la décharge du constructeur, la manœuvre n’est pas des plus courantes, même en Russie.

Je vais de plus pouvoir réitérer mon « opération tonnerre » version crevaison. Le sourire aux lèvres, tout en fixant le chauffeur, je vise le pneu et presse la détente. Un horrible grincement me répond. Enrayé. 

De son côté, le conducteur russe abaisse sa glace. Songe-t-il à m’offrir un ricanement bien mérité ? Pas vraiment ! Avec lenteur il dégaine un discret .44 magnum canon long, digne d’un mauvais opus de l’inspecteur Harry. L’homme n’a aucune hésitation et, comme son héros, sort l’arme par l’ouverture dans la portière. Voilà qui risque de mettre un terme à la chevauchée de la horde de chevaux — au nombre toujours inconnu chez notre constructeur national — qui se cache sous notre capot.

Sans lui laisser l’opportunité de déclencher cette hécatombe, je saisis de ma main gauche le volant de la Rolls et fais faire un écart à notre voiture jusqu’à la placer contre le Range. Rendant la conduite à Duncan, j’attrape le poignet du boucher chevalin. 

Ma clé détourne son pistolet et l’oblige à renoncer à presser la détente. Sa victoire n’est que remise, car mon adversaire doit aussi avoir Schwarzy comme idole. Ses muscles lui ouvriraient aisément la porte du prochain casting pour Conan le barbare. Ses muscles et son regard vide.

À ce jeu-là, je ne vais pas pouvoir tenir longtemps et il le sait. Une étincelle d’intelligence surgit même dans ses yeux. Non, ce n’est que le reflet du soleil sur les glaces d’un immeuble en construction. Décidément, cette ville n’est qu’un chantier à ciel ouvert. 

Sa main petit à petit s’impose dans ce bras de fer sans table. L’arme peut à tout moment percer le superbe capot de la Rolls. À moins qu’en l’honneur de Crom, son dieu barbare, il ne préfère d’abord détruire la victoire de Samothrace qui orne notre calandre ? 

Je puise dans mes dernières réserves pour repousser ce guerrier sibérien quand la surprise fige son visage. Je tiens son avant-bras dans mes mains. Un poteau vient de passer entre nos deux voitures et à cette vitesse, il a tranché notre bras de fer en ma faveur. J’hérite d’un révolver peu discret remis en main propre par son propriétaire. Euh, pas si propre que ça, tout compte fait. Je décroche l’arme et jette délicatement sur la route les restes sanguinolents du Russe. Un chien ou un faucon tentera bien de s’en emparer au milieu de la circulation.

Le nouveau manchot ne maitrisant pas encore totalement son handicap, engage son Range dans un travers sans issue. Je vois le regard effrayé du passager coincé entre les sièges avant et arrière. Dans un réflexe absurde, il pointe vers nous son Scorpio et presse la détente. Les vitres du 4x4 volent en éclats au moment même où il amorce un tonneau. Le bruit de la tôle froissée se mélange à celui des munitions qu’expulse le canon de l’arme. 

Un fracas bien moins discret que celui du pneu. Peu de chance que cela passe inaperçu. D’autant que si les balles nous épargnent, tout le monde ne peut pas en dire autant. Une superbe blonde conduisant une Ferrari rouge vient d’avoir droit à une coloration très assortie à la carrosserie de sa voiture. Le nez dans le volant, elle semble regretter sa nouvelle couleur. Je doute fort qu’elle parte au shampoing, même chez les meilleurs embaumeurs. Autorisation de tuer… Gramokov oui, mais pas toutes les Barbies de l’émirat, sinon nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Trêve de sensiblerie, la mission est loin d’être arrivée à son terme. Une chose est sure, ces deux véhicules-là ne nous ennuieront plus. Concernant le .44 magnum, son barillet est plein et la crosse à peu près propre. Il pourra encore servir faute de Walther PPK.

Comme prévu, les acrobaties des conducteurs russes ne sont pas passées inaperçues… et le voisinage répété d’une Corniche convertible n’a pas été considéré comme un pur hasard par la police locale. Le véhicule blanc et vert, qui nous suit sirène hurlante, ne tente pas de nous rattraper pour un simple excès de vitesse. Ici, on ne course pas une Rolls sans une extrême raison.

Pour l’instant, les deux Range du général ne se sont pas trop éloignés. Espérons que cela continue ainsi malgré cette nouvelle péripétie.

— Duncan, on fait quoi du bandit sur l’arrière ?
— Je peux aisément distancer leur japonaise poussive avec notre tank, mais je ne suis pas sûr que cela nous avance beaucoup.
— Pas question, non plus, de les combattre. La discrétion de notre opération en prendrait un sérieux coup.
— La discrétion ! pouffe Duncan.

Les policiers arrivent presque à notre hauteur quand Gramokov s’engage sur une voie latérale. Un des accès au chantier d’un futur complexe commercial. Une monstruosité incluse dans un rondpoint à la taille des ambitions démesurées de l’émir. Nos ennemis n’auront aucun mal à nous semer dans cette folie de fer déjà rouillé et de béton encore humide. Surtout avec la police à nos trousses.

Duncan ne parait pas vouloir les suivre. Nous approchons de la sortie et mon Lowlander occupe toujours la file centrale de cette autoroute à cinq voies. La voiture bicolore se trouve à quelques mètres derrière nous et utilise tous ses chevaux pour nous rattraper. 

Cette trop grande et trop longue proximité me fait regretter le coupé. Au moins, le toit nous aurait isolés des décibels de la sirène émiratie. C’est surprenant de voir combien les sirènes modernes vous donnent envie de les fuir, pauvre Aglaophonos à la si belle voix. 

Je me tourne vers Duncan, la sortie approche, plus que quelques mètres.

— Duncan, hurlè-je en lui montrant les Ranges qui s’éloignent.

Le jeunot me retourne un sourire et nous précipite contre un vieux pickup qui roule tranquillement sur la deuxième file. Les trois chèvres qu’il porte sur le plateau nous regardent arriver d’un œil vide. 

Nous l’évitons à l’ultime seconde par la droite pendant que la police décide de prendre à gauche. Je crains qu’ils regrettent ce choix à l’issue de leur dépassement. 

Usant de toute la puissance du freinage de notre carrosse, nous abandonnons une grande partie de la gomme de nos quatre pneus sur le goudron. Si dans cette somptueuse décapotable, les chevaux se montrent élégamment discrets, les disques sont diablement efficaces et nous projettent contre nos ceintures. Au dernier instant, relâchant le tout, Duncan joue du frein à main pour nous placer perpendiculairement à la route. À l’ultime seconde, écrasant l’accélérateur, il nous envoie du bon côté du rail. Enfin pas exactement, car un engin de deux tonnes ne réagit pas comme une Lamborghini de sept-cents kilos. Alors seul le sacrifice du parechoc arrière nous sauve et nous remet dans la trajectoire souhaitée. Le prince à qui nous avons emprunté la Rolls ne va pas être content — franchement pas content.

Nous voilà débarrassés pour un moment de ces uniformes qui s’éloignent sur la route principale. 

Les deux Range foncent vers un poste de contrôle avec une discrétion digne de l’entrée de leurs camarades militaires en Tchétchénie. La barrière qui interdit l’accès au chantier se désintègre.

Dépassés, les gardes regardent passer en vociférant les deux gros 4x4. Les ouvriers qui se trouvent là plongent dans le bas-côté. Des points se lèvent, des hurlements suivent, seule leur vitesse sauve les Range des outils qui volent… 

La stupeur fige maintenant ces braves gens. Même ici on ne voit jamais une Rolls blanche décapotable poursuivre deux Range qui viennent de défoncer une barrière sur un chantier de construction. Ils nous regardent passer la bouche ouverte dans un silence admirable. Nous sommes en train de leur rejouer un mauvais épisode de « Miami vice » ou plutôt de « L’amour du risque ». En voilà qui auront des choses à raconter lorsqu’ils rentreront aux Philippines.

À nouveau, ce brouillard de poussière sale qui envahit la route. Tout à coup, nos amis slaves se jettent dans un passage sur la gauche. Un camion surgit du nuage droit devant nous. La réaction de Duncan pulvérise une pile de palettes en bois qui, du point de vue de mon Lowlander, devait stationner au mauvais endroit. Des planches brisées volent de toutes parts, mais nous retrouvons la piste des Range. La victoire de Samothrace se tient toujours debout et nous ouvre fièrement la voie. 

Nouvel écart des Russes, Ducan leur colle au train. Je vais devoir revoir mes idées sur Rolls-Royce. À moins que la nôtre ait été survitaminée. Impensable sacrilège, on ne touche pas à ce type de merveille d’horlogerie.

De dérapages en contrebraquages, nous progressons vers le cœur du chantier, laissant derrière nous, poussière, rage et confusion. Les ouvriers se mettent à l’abri comme ils peuvent. Pour l’heure, un quelconque God — Allah ? — les sauve plutôt bien. Pas plus de moucherons que de cervelles sur notre parebrise.

Plus nous avançons vers le centre de ce labyrinthe, plus les constructions approchent de leur fin. Quelques virages serrés plus tard, nous pénétrons dans une zone « propre ». 

Soudain, les Range s’engouffrent dans un parking souterrain. Pas le temps de prendre un ticket, ici aussi les barrières volent. Décidément, ces Russes n’ont aucun respect pour le travail, qu’elle est loin l’époque glorieuse de l’URSS et de son héros Stakhanov.

Tel un Grand anglo-français d’une meute royale, notre voiture fonce dans cette gueule de béton. Ces sangliers de l’Oural ne nous lâcheront pas ainsi. 

La nuit nous absorbe. Au loin, minuscule, la sortie. Seuls nos phares brisent la noirceur du lieu. Très vite, ils révèlent les premiers pièges. De légers décalages de hauteur et des barrières qui marquent les différents niveaux du parking. Après une première marche d’au moins 50 centimètres qu’avalent durement les amortisseurs de nos amis, ils décident, prudents, de respecter le tracé des lieux. Tant mieux, car je doute que notre anglaise si distinguée eût pu subir les outrages que ces 4x4, loubards de banlieue, auraient aimé lui imposer dans ce sombre sous-sol.

Dans la lumière de nos projecteurs, la lunette arrière du Range qui nous précède vole en éclat. Pourtant je n’ai pas encore ouvert le feu. Les flammes jaillissent du trou creusé dans le verre. Nos amis ont sacrifié l’objet pour ne pas prendre le risque de l’abimer en tirant à travers. Exquise attention. Maintenant, c’est à Duncan de prendre garde, s’il veut éviter que notre course s’arrête ici. Ce type de projectile pourrait sans l’ombre d’un doute faire rendre l’âme à notre précieux V8.

Mon Lowlander slalome tout ce qu’il sait, mais la tâche n’est guère aisée dans ce mouvant tunnel de lumière d’autant plus étroit que notre vitesse est élevée et notre éclairage limité. Ses passages acrobatiques entre les poteaux de béton du lieu nous évitent la plupart des rafales. Pas toutes, toutefois. Un de nos feux rend l’âme sous leurs balles. Plus que trois. Aucun autre élément vital ne semble avoir été atteint jusque là. 

Le temps est venu de calmer un peu nos camarades. Voyons ce que vaut ce canon lourd portable. Six munitions dans le barillet du .44 magnum, c’est bien le diable si je n’arrive pas à en loger un peu de plomb dans ma cible.

Je me penche par la fenêtre. L’option me parait plus fiable que de me lever pour tirer au-dessus du parebrise. Bien m’en prend, car une rafale réduit en charpie mon appui-tête. Non ! Ces barbares ont osé ! La même rafale a détruit la superbe statue en argent qui ornait notre calandre. La victoire de Samothrace nous a quittés. 

Je l’entends crier vengeance au creux de mon oreille. Alors j’envoie mon premier avis de décès dans un fracas qui résonne dans tout le parking. Aucune réponse. Plus que cinq cartouches. 

— Dieux de l’Olympe, guidez mon bras, que ma force soit à vous !

Je ressens comme une décharge dans tout mon être quand ma deuxième détonation envahit l’espace. Touché ! Le Range percute la barrière devant lui et saute une marche. La bête est blessée, mais pas encore morte. Elle se défend toujours. Une nouvelle rafale fait voler des éclats de béton tout autour de nous.

La voiture de Gramokov emprunte la rampe de sortie. La seconde la suit. Quand, dans un écart incompréhensible, elle vient s’encastrer dans le mur juste à côté de la montée. Foudres de Zeus ou rupture du train avant, je ne le saurai jamais. Nous émergeons enfin à l’air libre au moment où une explosion provient du parking. La police aura du mal à identifier les corps.

Les lames d’une tractopelle se découpent dans le soleil, droit devant nous. Duncan tente de l’éviter d’un coup de volant désespéré. 

Un craquement bruyant accompagne la disparition du parebrise et de mon appui-tête. Le propriétaire ignorera toujours que des balles les avaient meurtris auparavant. Toutefois je doute que cela le console.

Gramokov quitte le chantier par une porte, ouverte cette fois. À nouveau, les gardes nous regardent passer l’air sidéré, à croire qu’ils n’ont jamais vu une Rolls ayant subi un relooking extrême. 

De retour sur le bitume, notre Rolls, quoiqu’allégée, assure l’essentiel, elle nous maintient dans les basques de l’ex-membre du KGB. 

— J’ai compris où se dirige notre homme, lancè-je à Duncan les cheveux au vent. Il faut le rattraper au plus vite.
— Je fais ce que je peux, mais je suis sidéré que cet engin roule toujours. Nous n’y arriverons pas comme ça. Je vais essayer un truc.

Il appuie sur un bouton et j’entends une série de déclics derrière nous. La capote sort de sa protection et se déploie comme une aile face au vent nous ralentissant d’un coup.

— Duncan ! C’est quoi ce truc ?
— Ben normalement, elle aurait dû s’arracher.
— C’est une Rolls-Royce ! Made in Britain, Duncan ! grondè-je juste avant qu’avec un bruit sinistre l’objet ne se plie derrière nous sans se casser. Si c’était pour nous alléger, c’est raté !
— Si tu as une autre idée, à part celle de te proposer pour sauter par dessus bord, je suis preneur ! hurle-t-il avant de fixer à nouveau la route, pied au plancher.

Comme je l’imaginais, le tout terrain finit par entrer dans une des nombreuses esplanades qui servent de parkings aux différents ports de plaisance en construction. 

Le Range s’arrête quasiment sur le quai dans un travers poussiéreux. Pendant qu’un jeune faisant office de voiturier tente de retrouver les clés que Gramokov a expédiées trop loin, ce dernier part en courant vers les pannes. Deux d’entre elles appartiennent à une société de location. Sans trainer, il s’engage sur la seconde. Au bout du ponton, un homme lui fait signe depuis un puissant hors-bord. L’embarcation tourne au ralenti.

— Dépêche-toi d’y aller, on va le perdre, criè-je.
— De toute façon, s’il continue en bateau, on le perdra.
— Pas forcément, fais-moi confiance.

Le général monte à bord d’une bête de course, au vu des trois moteurs démesurés fixés à l’arrière. Deux employés en descendent et larguent les amarres. Sans attendre, Gramokov pousse la manette des gaz. 

Duncan stoppe notre voiture juste derrière le Range. Seul l’avant dépasse et se voit depuis les pannes. L’idée est excellente, une Rolls se reconnait toujours par sa calandre. Par contre le jeune homme qui voit lui l’intégralité du véhicule ne se précipite absolument pas en récupérer les clés. Bien au contraire, il préfère s’éloigner comme si deux spectres venaient d’apparaitre. Sommes-nous si poussiéreux ?

En arrivant, j’ai repéré au bout de la première panne un puissant cigare des mers en préparation. Le port arrogant, je me dirige vers le quai flottant. Duncan suit dans mes pas. Le nez de notre anglaise a bien rempli son office. Résultat, le personnel n’a pas la hardiesse d’arrêter deux gentlemans en costume descendant d’un engin de rêve — de rêve, de rêve... au départ peut-être, car maintenant le rêve est passé. Non seulement ils ne nous arrêtent pas, mais ils prennent leur plus beau sourire pour nous accueillir. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, le patron se retrouve planant à un mètre du sol, quelques secondes avant de faire plouf et de sentir l’eau tiède envahir ses vêtements. Le mécanicien, descendant de notre future embarcation, suit son boss sans même comprendre ce qu’il lui arrive, deuxième plouf. Les moteurs de notre engin ronronnent au ralenti comme je saute à bord. 

— Les amarres ! criè-je à Duncan.
— Voilà Commodore ! Navire prêt à appareiller et équipage à vos ordres… attention, des pirates en approche rapide sur la panne à bâbord !

Les aides se dirigent vers nous ventre à terre. 

— Hommes à la mer, les alertè-je en leur désignant de la main leurs deux collègues.

Je mets violemment les gaz et notre hors-bord bondit, telle une orque jaillissant de son aquarium lors d’un spectacle aquatique. Une vague puissante submerge le ponton et bouscule les malheureux qui s’y trouvent. Duncan, lui aussi surpris, finit retourné sur la banquette arrière. 

Je connais assez les bateaux pour savoir que maintenant la situation est à notre avantage. Cette bête s’avère bien plus rapide que celle de Gramokov. 

Nous a-t-il vus ? En tout cas, il trace sa route sans regarder en arrière.

Seul à son bord, le général a pris plein nord. Une vingtaine de barges sont en train d’inspecter le fond pour un projet d’aménagement d’iles artificielles au large de la ville. Toujours cet immense chantier, même si dans ce cas la phase de début des travaux demeure encore hypothétique. Notre homme espère peut-être pouvoir nous semer dans ce dédale de plateformes et bateaux, à moins qu’un hélicoptère ne l’y attende. Nous devons absolument le stopper avant qu’il n’y pénètre. 

Pour cela, je ne vois qu’une seule solution. Je pousse à fond la manette des gaz au moment même où Duncan arrive enfin à se remettre sur pieds. Mon Lowlander finit de nouveau sur son séant dans la profonde banquette à l’arrière du poste de pilotage. J’entends distinctement, malgré le ronflement des moteurs, un juron des plus sauvages. Si les habitants des Lowlands n’ont jamais fait de grands marins, pour les insultes bien senties, ils rivalisent avec les plus terribles pêcheurs de la mer du Nord.

Duncan ayant fini par me rejoindre, je lui explique mon plan. Se tenant à deux mains, il gagne avec peine la proue du bateau. Accroupi, coincé entre le bain-de-soleil et le plat bord avant, il essaye de survivre aux embruns que lèvent nos claques sur une mer que l’on imagine pourtant toujours calme. Il faut dire que je ne fais pas dans le détail et notre passage fend les vagues en générant deux impressionnants tsunamis. 

La zone des travaux se rapproche rapidement. On va bénéficier d’une fenêtre de tir on ne peut plus étroite. Voilà ! Encore quelques secondes et nous serons à portée. Gramokov, mu par je ne sais quel instinct, se retourne et nous voit fondre sur lui. Dans la seconde, il vire sur tribord. Je vire de même, pour le plus grand malheur de Duncan qui, surpris, vole alors qu’il s’apprêtait à tirer. Dans ses yeux horrifiés, je devine la situation. À l’autre bout de son regard, je découvre son arme de service qui glisse vers le bord. Dans une tentative de secours irréfléchie, aussi inutile que désespérée, je roule sèchement sur bâbord pensant faire revenir l’automatique au centre du bateau. Tout ce que je gagne, c’est de projeter mon Lowlander en arrière et de manquer de l’assommer pendant que l’arme saute par-dessus bord… les rats quittent le navire, version 9 mm.

Reste le .44 magnum, mais n’est-ce pas un peu trop ? Oh, après tout tant pis ! Nous n’avons plus le choix.

Je fais signe à Duncan qui retrouve petit à petit ses esprits et lui lance le révolver en le faisant glisser sur le pont. 

Gramokov après cette esquive a repris la direction des navires à l’ancre. J’engage à nouveau la poursuite. L’homme parait penser qu’il va y arriver avant que nous puissions agir. Il ne zigzague même plus. C’est sans compter la puissance de notre nouvelle artillerie. Elle nous a transformés en croiseur, version Aurora, et notre ex-officier soviétique ne va pas tarder à gouter à notre canon de prou. Nous ne sommes pas en octobre, il ne sera donc pas chargé à blanc.

Une première détonation annonce le début de la bataille. Raté ! Le général comprend qu’il n’est plus à l’abri. Au moment où il amorce un changement de direction, un nouveau tir brise la relative quiétude ambiante. Il est immédiatement suivi d’une violente explosion à l’arrière du navire de notre ami. Une nourrisse de carburant ? 

La déflagration projette Gramokov à la mer. Pas de chance, il ne lui restait qu’une vingtaine de mètres avant de bénéficier de l’abri des bateaux. Les coupe-circuits de son embarcation entrent en action et celui-ci continue sans moteurs sur son erre. Déjà des flammes s’élèvent.

Pas de temps à perdre. J’amène notre navire à couple. 

— Duncan, monte à bord et récupère la mallette. 

Pas de trace du Russe. Pourtant il n’a pas dû tomber bien loin.

— Tu vois Gramokov depuis le bateau, Duncan.
— Non, rien. Il vaut mieux ne pas trainer, les réservoirs ne vont pas résister bien longtemps.
— OK, passe-moi l’attaché-case et on y va.
— On n’est plus tout seul, dit-il en désignant trois canots qui se dirigent vers nous, il semblerait que notre vieil ennemi ait appelé des renforts avant de nourrir les poissons. Ses cosaques vont être déçus.
— Dépêche-toi, je ne crois pas qu’ils aient la déception joyeuse. 

Duncan à peine remonté à notre bord, je remets les gaz. Pendant que mon Lowlander s’envole à nouveau vers le confort du canapé les quatre fers en l’air, je me faufile entre les barges. Le bateau de Gramokov explose, provoquant une certaine agitation sur les plateformes qui nous entourent.

Nous filons dans la direction opposée, bien plus vite que nos poursuivants ne le pourraient pour autant qu’ils arrivent à nous distinguer entre les navires et la fumée. Si la police ne s’en mêle pas, cela devrait aller.

Bien plus tard, après avoir remonté un chenal à l’eau trouble d’un vert glauque fort peu anglais, on abandonne le bateau sur un quai proche du centre-ville historique.

Notre avion nous attend, nous devrions atterrir à Londres en début de soirée. Nous avons récupéré la liste de tous les agents russes en Europe occidentale que possédait Gramokov et ce dernier est mort… enfin c’est ce que j’espère en marchant sous un soleil brulant la mallette bien en main.


A suivre... mercredi prochain



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2 commentaires:

  1. Mais c'est de la bonne, et assez longue pour couvrir l'essentiel, suffisamment courte pour garder notre attention en éveil !
    Je parle du texte, pas de la mini jupe... A+

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    1. Et la minijupe tu en penses quoi, Sylvain ?

      Merci beaucoup pour ces quelques mots qui font chaud au cœur !

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