Il fait
chaud dans les rues de la capitale. La place se remplit petit à petit. Bientôt
ce sera au tour de l’estrade réservée aux officiels. Les journaux, ceux encore autorisés
du moins, estiment le nombre des participants présents à la cérémonie, à plus quinze
milles personnes. Autant que de personnes réduites à la misère dans la seule
journée d’hier.
Dans
quelques heures, César prêtera serment.
Les
démocraties meurent avec une aisance déconcertante entre les mains d’hommes
avides de pouvoir. Celui-ci n’est ni le premier ni le dernier. Aujourd’hui, ils
fleurissent un peu partout aux quatre coins du globe. Tout d’abord portés au sommet
par une vague populiste, petit à petit ils noyautent les différents éléments
clés du système et, pour finir, franchissent le Rubicon.
Dans
notre beau pays, nous nous pensions être à l’abri d’une telle chose. Des
dispositions avaient été prises par les pères fondateurs de notre état. Depuis
des décennies, elles protégeaient la République. Parfois, elles s’imposaient à la
démocratie, mais au final, elles rendaient au peuple ses droits après avoir
purgé la société de ses humeurs. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, ces
garants des Tables de la Loi
n’en avaient jamais profité. Du moins, pas de façon trop notable.
Mais la
crise, la désinformation et les manipulations avaient porté au pouvoir de
nouveaux venus. Ils avaient bien évidemment juré de ne jamais remettre en
question les piliers de notre Société. Jusqu’au jour où au fait de leur gloire,
un accroc démocratique, une élection perdue, avait failli faire s’effondrer leur
beau château de cartes et tous les profits associés. Alors les loups s’étaient démasqués.
Ils
avaient mis de l’huile sur les braises d’une guerre civile quasiment éteinte.
Ils avaient réactivé tous les spectres des peurs ancestrales de la plèbe, celle
que l’on manipule si aisément en flattant ses bas instincts. Fierté nationale,
menace étrangère, mépris des élites, trahison de l’intérieur… Toujours les
mêmes refrains nauséabonds, mais toujours aussi efficaces.
De
nouvelles élections avaient été organisées dans ce climat anxiogène et délétère.
Les loups avaient réussi de justesse à sauver leur peau, il y a souvent de la
chance pour la canaille.
Les
démocrates s’étaient dit, ce sera pour la prochaine fois. Ces gens-là placent trop
de confiance dans la marche inexorable vers le triomphe de leurs idées. Quand les
loups luttent pour leur survie, car ils n’ont pas d’autres choix, les
démocrates disposent de trop d’options pour s’arrêter à la plus terrible. Les
loups ont donc profité de leur passivité. Ils ont fait voter la Dictature.
Gardiens
des Tables de la Loi,
les chiens auraient pu d’un aboiement contraindre les loups. Les chiens sont
nombreux, très nombreux. Les loups auraient tremblé et fuient probablement. Enthousiasme
précipité ou plus obscure raison, quelques chiens se sont dressés, seuls. Les
autres sont restés figés. Toujours ce trop-plein d’options pour s’engager dans la
plus terrible. Les loups ont dévoré ces audacieux inconscients.
Désormais
auréolés par une image de victimes, les loups ont frappé. Vite et fort. Alors
les chiens sont tombés. Par milliers, par dizaine de milliers. Et puis ce fut
au tour de tous ceux qui possédaient des crocs. Ensuite, tous ceux qui pouvaient
aboyer, bramer, mugir, miauler un peu fort, les rejoignirent. Vous releviez la
tête et vous finissiez en geôle avec les chiens. En geôle en attendant pire, un
pire qui pourrait bien débuter dès demain.
Ce
jour, on se limitera à la cérémonie du sacre. Un grand jour de paix et de
concorde. Un triomphe clément. Une centaine de chiens seront libérés à cette
occasion, mais demain...
Je suis
au centre de cette place, au pied de l’estrade. Seul. Plus pour très longtemps.
J’attends un ami. À deux, nous hausserons la voix.
Depuis
des jours, les sbires du futur dictateur ratissent l’esplanade. Ils vérifient
chaque recoin, chaque renfoncement, chaque égout. Les mesures de sécurité sont
sévères, injustement sévères. Les habitants de chacun des immeubles donnant sur
la place ont été priés, avec une extrême discourtoisie, de vider les lieux. Des
séides du pouvoir seront à chaque balcon, à chaque fenêtre, sur le seuil de
chaque porte, pour montrer leur joie. Des drapeaux s’agiteront sans fin entre leurs
mains. Sécurité passive et frénésie populaire garanties par cette simple mesure,
l’absence de scrupules des dictatures présente bien des avantages.
Des
dogues reniflent l’estrade où aura lieu la prestation de serment. Ils
rechercheront jusqu’au dernier moment la présence de la moindre tentative
d’attentat. Espérons que personne n’aura eu l’idée saugrenue d’y songer. Je ne
voudrais pas perdre cette dernière opportunité de m’exprimer. Je doute fort de sortir vivant de cette enceinte. De toute façon, le
courrier que j’ai laissé sur mon bureau scelle mon sort.
Prestation
de serment, quelle ironique façon de présenter la chose ! Quel serment ? Celui
de ne jamais plus renoncer au pouvoir ? Celui d’être prêt à tous les sacrifices
pour le conserver envers et contre tout ? Celui de vous imposer à jamais ses
idées. À jamais. Pourvu que mon intervention mette fin à cet effroyable à jamais.
La
place déborde de monde. Du regard, je demande pardon à tous les innocents qui m’entourent. Nombreux seront
ceux qui vont partir avec moi. Il n’est jamais bon de s’approcher trop près du
soleil, or comme moi ils se trouvent au premier rang, face à l’emplacement
prévu pour le discours de ce lugubre soleil noir.
La
tribune des invités s’est remplie petit à petit. La sécurité s’active autour de
l’estrade. Ils sont tendus, mais ils pensent avoir fait ce qu’il faut. Nous
avons tous été longuement fouillés. Aucun appareil autorisé. D’une minutie à peine
croyable et pourtant ils ont négligé un objet, tellement banal et tellement
essentiel aujourd’hui que la plupart des gens choisiraient de se passer de
sous-vêtements plutôt que de lui.
J’aperçois
l’escorte qui arrive derrière l’estrade. Le timing du spectacle est parfait.
Les drapeaux claquent de toutes parts. Leur sang donne
de la force au mien. Brulant de ma folie, il parcourt mes artères et mes
veines. Il s’acharne sur mes tempes comme sur un tambour. Depuis un long moment, je
n’entends plus ce que disent mes voisins. Tout à coup je me redresse, mon
cerveau reptilien réagit à l’hymne national. Je suis fier de mon pays. Je ne
suis en rien un traitre. Je suis un des derniers soldats de la République et César
doit mourir.
Un
cocktail explosif de cris d'hommes, de sifflets de femmes et de vivats de
tous, de sueur et de parfums, de sauts de cabri et de moulinets de bras, brouille
mes sens. Au milieu de cette frénésie, je découvre le tyran qui avance. Il marche
avec la majesté excessive de celui qui pense être l’Élu.
Dictateur !
Je serai ton Brutus.
La
cérémonie commence. Il est temps de s’inscrire dans l’Histoire. Comme celui de
toutes les autres personnes présentes sur l’esplanade, mon smartphone affiche
la scène. Un voyant rouge clignote puis se stabilise sur l’écran. Symbole
que le téléphone enregistre les images. Sur celui de mes voisins en effet, car
sur le mien, il signifie en fait que le désignateur laser est en fonction. Un puissant
faisceau sort de mon appareil. Pendant quelques brèves minutes, il va tracer un
signe invisible. Invisible pour tous, sauf pour l’ami qui doit me rejoindre.
À
plusieurs milliers de mètres au-dessus de nous un chasseur bombardier marqué de
la cocarde rouge au croissant se rapproche de la ville. Son pilote, un autre fidèle
de la République, va lancer un missile. Lorsque celui-ci rencontrera sa cible
sur l’estrade, il réduira à néant tout ce qui l’entoure.
Je
regarde le futur hyper Président bouger sur l’écran. Un sourire illumine mon
visage. Un sourire bien différent de celui de mes voisins et pourtant si
semblable. Un sourire porteur d’espoir.
Chouette nouvelle, la fin est bien trouvée...
RépondreSupprimerMerci Selma ;-)
SupprimerIrait on vers Les confins du Bosphore ...
RépondreSupprimerLes confins de l'intolérance...
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