dimanche 8 juillet 2018

"Je suis BRUTUS", une nouvelle de SASSA




       Il fait chaud dans les rues de la capitale. La place se remplit petit à petit. Bientôt ce sera au tour de l’estrade réservée aux officiels. Les journaux, ceux encore autorisés du moins, estiment le nombre des participants présents à la cérémonie, à plus quinze milles personnes. Autant que de personnes réduites à la misère dans la seule journée d’hier.

Dans quelques heures, César prêtera serment.
Les démocraties meurent avec une aisance déconcertante entre les mains d’hommes avides de pouvoir. Celui-ci n’est ni le premier ni le dernier. Aujourd’hui, ils fleurissent un peu partout aux quatre coins du globe. Tout d’abord portés au sommet par une vague populiste, petit à petit ils noyautent les différents éléments clés du système et, pour finir, franchissent le Rubicon. 




Dans notre beau pays, nous nous pensions être à l’abri d’une telle chose. Des dispositions avaient été prises par les pères fondateurs de notre état. Depuis des décennies, elles protégeaient la République. Parfois, elles s’imposaient à la démocratie, mais au final, elles rendaient au peuple ses droits après avoir purgé la société de ses humeurs. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, ces garants des Tables de la Loi n’en avaient jamais profité. Du moins, pas de façon trop notable.
Mais la crise, la désinformation et les manipulations avaient porté au pouvoir de nouveaux venus. Ils avaient bien évidemment juré de ne jamais remettre en question les piliers de notre Société. Jusqu’au jour où au fait de leur gloire, un accroc démocratique, une élection perdue, avait failli faire s’effondrer leur beau château de cartes et tous les profits associés. Alors les loups s’étaient démasqués.
Ils avaient mis de l’huile sur les braises d’une guerre civile quasiment éteinte. Ils avaient réactivé tous les spectres des peurs ancestrales de la plèbe, celle que l’on manipule si aisément en flattant ses bas instincts. Fierté nationale, menace étrangère, mépris des élites, trahison de l’intérieur… Toujours les mêmes refrains nauséabonds, mais toujours aussi efficaces.
De nouvelles élections avaient été organisées dans ce climat anxiogène et délétère. Les loups avaient réussi de justesse à sauver leur peau, il y a souvent de la chance pour la canaille.
Les démocrates s’étaient dit, ce sera pour la prochaine fois. Ces gens-là placent trop de confiance dans la marche inexorable vers le triomphe de leurs idées. Quand les loups luttent pour leur survie, car ils n’ont pas d’autres choix, les démocrates disposent de trop d’options pour s’arrêter à la plus terrible. Les loups ont donc profité de leur passivité. Ils ont fait voter la Dictature.
Gardiens des Tables de la Loi, les chiens auraient pu d’un aboiement contraindre les loups. Les chiens sont nombreux, très nombreux. Les loups auraient tremblé et fuient probablement. Enthousiasme précipité ou plus obscure raison, quelques chiens se sont dressés, seuls. Les autres sont restés figés. Toujours ce trop-plein d’options pour s’engager dans la plus terrible. Les loups ont dévoré ces audacieux inconscients.
Désormais auréolés par une image de victimes, les loups ont frappé. Vite et fort. Alors les chiens sont tombés. Par milliers, par dizaine de milliers. Et puis ce fut au tour de tous ceux qui possédaient des crocs. Ensuite, tous ceux qui pouvaient aboyer, bramer, mugir, miauler un peu fort, les rejoignirent. Vous releviez la tête et vous finissiez en geôle avec les chiens. En geôle en attendant pire, un pire qui pourrait bien débuter dès demain.
Ce jour, on se limitera à la cérémonie du sacre. Un grand jour de paix et de concorde. Un triomphe clément. Une centaine de chiens seront libérés à cette occasion, mais demain...
Je suis au centre de cette place, au pied de l’estrade. Seul. Plus pour très longtemps. J’attends un ami. À deux, nous hausserons la voix.
Depuis des jours, les sbires du futur dictateur ratissent l’esplanade. Ils vérifient chaque recoin, chaque renfoncement, chaque égout. Les mesures de sécurité sont sévères, injustement sévères. Les habitants de chacun des immeubles donnant sur la place ont été priés, avec une extrême discourtoisie, de vider les lieux. Des séides du pouvoir seront à chaque balcon, à chaque fenêtre, sur le seuil de chaque porte, pour montrer leur joie. Des drapeaux s’agiteront sans fin entre leurs mains. Sécurité passive et frénésie populaire garanties par cette simple mesure, l’absence de scrupules des dictatures présente bien des avantages.
Des dogues reniflent l’estrade où aura lieu la prestation de serment. Ils rechercheront jusqu’au dernier moment la présence de la moindre tentative d’attentat. Espérons que personne n’aura eu l’idée saugrenue d’y songer. Je ne voudrais pas perdre cette dernière opportunité de m’exprimer. Je doute fort de sortir vivant de cette enceinte. De toute façon, le courrier que j’ai laissé sur mon bureau scelle mon sort.
Prestation de serment, quelle ironique façon de présenter la chose ! Quel serment ? Celui de ne jamais plus renoncer au pouvoir ? Celui d’être prêt à tous les sacrifices pour le conserver envers et contre tout ? Celui de vous imposer à jamais ses idées. À jamais. Pourvu que mon intervention mette fin à cet effroyable à jamais.
La place déborde de monde. Du regard, je demande pardon à tous les innocents qui m’entourent. Nombreux seront ceux qui vont partir avec moi. Il n’est jamais bon de s’approcher trop près du soleil, or comme moi ils se trouvent au premier rang, face à l’emplacement prévu pour le discours de ce lugubre soleil noir.
La tribune des invités s’est remplie petit à petit. La sécurité s’active autour de l’estrade. Ils sont tendus, mais ils pensent avoir fait ce qu’il faut. Nous avons tous été longuement fouillés. Aucun appareil autorisé. D’une minutie à peine croyable et pourtant ils ont négligé un objet, tellement banal et tellement essentiel aujourd’hui que la plupart des gens choisiraient de se passer de sous-vêtements plutôt que de lui.
J’aperçois l’escorte qui arrive derrière l’estrade. Le timing du spectacle est parfait.
Les drapeaux claquent de toutes parts. Leur sang donne de la force au mien. Brulant de ma folie, il parcourt mes artères et mes veines. Il s’acharne sur mes tempes comme sur un tambour. Depuis un long moment, je n’entends plus ce que disent mes voisins. Tout à coup je me redresse, mon cerveau reptilien réagit à l’hymne national. Je suis fier de mon pays. Je ne suis en rien un traitre. Je suis un des derniers soldats de la République et César doit mourir.
Un cocktail explosif de cris d'hommes, de sifflets de femmes et de vivats de tous, de sueur et de parfums, de sauts de cabri et de moulinets de bras, brouille mes sens. Au milieu de cette frénésie, je découvre le tyran qui avance. Il marche avec la majesté excessive de celui qui pense être l’Élu.
Dictateur ! Je serai ton Brutus.
La cérémonie commence. Il est temps de s’inscrire dans l’Histoire. Comme celui de toutes les autres personnes présentes sur l’esplanade, mon smartphone affiche la scène. Un voyant rouge clignote puis se stabilise sur l’écran. Symbole que le téléphone enregistre les images. Sur celui de mes voisins en effet, car sur le mien, il signifie en fait que le désignateur laser est en fonction. Un puissant faisceau sort de mon appareil. Pendant quelques brèves minutes, il va tracer un signe invisible. Invisible pour tous, sauf pour l’ami qui doit me rejoindre.
À plusieurs milliers de mètres au-dessus de nous un chasseur bombardier marqué de la cocarde rouge au croissant se rapproche de la ville. Son pilote, un autre fidèle de la République, va lancer un missile. Lorsque celui-ci rencontrera sa cible sur l’estrade, il réduira à néant tout ce qui l’entoure.
Je regarde le futur hyper Président bouger sur l’écran. Un sourire illumine mon visage. Un sourire bien différent de celui de mes voisins et pourtant si semblable. Un sourire porteur d’espoir.

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